Enquête : la loi sur la rémunération des médecins en intérim soignera-t-elle l’hôpital ?

Enquête : Le plafonnement de l’intérim soignera-t-il l’hôpital ? © 123 RF
Depuis le 3 avril, les médecins intérimaires à l’hôpital ne peuvent plus être payés plus que ce que prévoit la loi Rist, soit 1390 euros brut pour une mission de vingt-quatre heures. ©123 RF

Parmi les mesures prises par le gouvernement pour tenter de réguler la pénurie de personnels hospitaliers, la loi Rist, en vigueur depuis le mois d’avril 2023, acte désormais le plafonnement des salaires des médecins intérimaires. Mesure salutaire pour beaucoup, délétère pour certains. Regards croisés.

Reports d’opérations, fermetures de services et engorgements des urgences ont caractérisé l’année 2023 dans les hôpitaux. En cause, notamment, l’entrée en vigueur, le 3 avril dernier, d’une mesure de la loi Rist portée par la députée Renaissance Stéphanie Rist. Cette loi plafonne les rémunérations des médecins dans le cadre de missions d’intérim à 1 390 euros bruts la garde de 24 heures (hors remboursement des frais de transports et d’hébergement). Un montant 19 % plus élevé que ce qu’avait déjà défini la loi Touraine de 2016… qui n’a jamais été appliquée.

La loi Rist a conduit des médecins intérimaires à refuser des missions ou à se mettre en grève à l’appel du Syndicat national des médecins hospitaliers remplaçants (SNMHR). De quoi engorger un peu plus des hôpitaux déjà souvent saturés. « L’Etat pensait pouvoir tout résoudre en disant aux gens : “Faites le 15, passez par le SAMU et le service d’accès aux soins”. Mais c’est un leurre », constatait dans Le Quotidien du médecin, le docteur Patrick Pelloux, président de l’Association des médecins urgentistes hospitaliers de France (AMUF). « Ce système est quasiment en place partout depuis 2019 et l’afflux aux urgences n’a jamais baissé. On s’est trompé sur l’orientation politique à donner au système de santé. »

Si les hôpitaux ont recours aux intérimaires, c’est que les praticiens hospitaliers manquent de plus en plus. En 2021, le taux de vacance de postes a frôlé les 32 %. Et « le nombre de médecins intérimaires a doublé entre 2013 et 2022, passant de 6 000 à 12 000 praticiens, constate l’Académie nationale de médecine. Ce mode d’exercice séduit par sa flexibilité, son contrôle sur les congés et les niveaux de rémunération élevés. » Mais cette souplesse coûte cher aux finances publiques : entre 1,5 milliard et 2 milliards d’euros par an selon les estimations de l’académie et de la Fédération hospitalière de France.

Ethique en toc ?

La loi Rist vise à mettre un frein à des salaires jugés excessifs. L’ancien ministre de la Santé, François Braun, avait même qualifié les intérimaires de « mercenaires » pratiquant un « intérim cannibale » et évoqué des gardes payées jusqu’à 4 000 euros. Si les salaires supérieurs à 3 000 euros (constatés à l’occasion de certains week-ends, jours fériés, congés d’été…) étaient marginaux, les rémunérations posaient cependant question.

Comment un médecin engagé à l’hôpital pourrait-il tolérer qu’un intérimaire gagne parfois en deux ou trois jours l’équivalent de son salaire mensuel ? 

Arnaud Robinet, président de la Fédération hospitalière France

« Nous étions arrivés à des niveaux non-éthiques pour l’hôpital public », constate Jérôme Goeminne, président du Syndicat des manageurs publics de santé (SMPS) et directeur général du groupement hospitalier Cœur Grand Est. Avant la loi Rist, le tarif moyen d’un intérimaire était autour de 1 500 euros, mais dans mon établissement, il nous est arrivé de rémunérer une garde 3 500 euros pour ne pas avoir à fermer un service. Et nous ne sommes pas une exception. »

Le Conseil national de l’ordre des médecins lui-même a pointé des pratiques qui « n’ont déontologiquement plus lieu d’être ». « Comment un médecin engagé à l’hôpital pourrait-il tolérer qu’un intérimaire gagne parfois en deux ou trois jours l’équivalent de son salaire mensuel ? », s’interroge, de son côté, Arnaud Robinet président de la Fédération hospitalière France.

Peu suspect de complaisances, Patrick Pelloux estime également que l’instauration de la loi était « nécessaire ». « Il y avait une espèce d’inflation à la rémunération et un immense dumping social. » Le président de l’AMUF regrette cependant que cette « mesure juste » n’ait pas été lancée « après avoir valorisé la permanence des soins pour les hospitaliers. »

Soigner le collectif

Le coût de l’intérim n’est cependant pas le seul élément avancé par les partisans de la loi. Ainsi, Jérôme Goeminne souligne que l’iniquité des rémunérations créait des tensions dans des services qui pâtissaient de la volatilité des intérimaires. Un argument qu’avance aussi le professeur Jacques Belghiti, secrétaire adjoint de l’Académie nationale de médecine.

Travailler uniquement quand on le veut, comme on le veut, sans s’inclure dans le collectif… Non, ce n’est pas dans cet état d’esprit là que les médecins ont été formés.

Professeur Jacques Belghiti

« Le recours à l’intérim répond à des besoins urgents. Mais il entraîne un état d’esprit à l’opposé de celui que nous défendons. La qualité du système hospitalier français repose beaucoup sur le fait que les soignants ne sont pas payés à l’acte. Ce qui caractérise une bonne prise en charge, ce sont des praticiens qui s’engagent dans la continuité des soins. Les intérimaires se posent comme des sauveurs du système, mais leur pratique l’amène à le détériorer encore plus. Travailler uniquement quand on le veut, comme on le veut, sans s’inclure dans le collectif… Non, ce n’est pas dans cet état d’esprit là que les médecins ont été formés. »

L’hôpital public maltraite ses médecins

Quelques voix divergentes se font toutefois entendre, à commencer par celles des principaux concernés. « Lorsque le ministère parle de 4 000 euros la garde, c’est faux ! C’est juste de la communication gouvernementale pour justifier la loi, s’énerve Eric Reboli, médecin urgentiste et porte-parole du Syndicat national des médecins hospitaliers remplaçants (SNMHR). Je lui ai demandé de me communiquer les sources de ses chiffres sans obtenir de réponse. »

Selon le syndicaliste, la loi Rist amène la garde à, en moyenne, « 25 euros de l’heure, soit 50 % de salaire en moins qu’avant. Toucher 50 euros pour un médecin qui a bac +10 ou bac +15, qui va parfois faire 500 kilomètres pour aller sur le site, qui ne sera pas toujours apte à travailler le lendemain ou la veille de sa garde, n’a rien de scandaleux. Si tant de services ferment, c’est que nous étions la béquille d’un hôpital en déliquescence et que tout le monde fuit tant il est devenu maltraitant. Salaires, horaires, astreintes, manque de moyens, burn-out, mortalité précaire… Plus personne ne veut y travailler. »

Modèle américain

Autre critique de la loi Rist : Christophe Prudhomme, du collectif Médecins CGT, membre du conseil de la CNAM et porte-parole de l’AMUF. « Nous ne défendons pas l’intérim, mais les quelques abus marginaux ne sont mentionnés par le ministre que pour justifier la loi Rist. Celle-ci est surtout un outil de sa politique libérale visant à fermer 300 hôpitaux de proximité. Le gouvernement a créé sciemment ce système de l’intérim, car les politiques considèrent que la santé doit relever majoritairement du secteur marchand. Le modèle de Monsieur Macron, c’est le modèle américain. »

On ne peut pas prôner la loi du marché et faire semblant de s’offusquer de ses dérives. 

Christophe Prudhomme

Tout comme Eric Reboli, Christophe Prudhomme rappelle que la majorité des intérimaires sont des gens qui ont démissionné de l’hôpital public pour « se sauver eux-mêmes. Pour ne plus être pressurés par des horaires de travail à rallonge, des salaires qui ne sont pas fantastiques par rapport au nombre d’heures effectuées… » S’il reconnaît que quelques-uns profitent de « ce jeu de l’offre et de la demande », le syndicaliste ajoute que c’est là « la logique du marché défendue par le gouvernement. C’est donc très faux-cul de dénoncer les abus des intérimaires. On ne peut pas prôner la loi du marché et faire semblant de s’offusquer de ses dérives. »

Quels traitements ?

Avant même l’entrée en vigueur de la loi, pour conserver leurs intérimaires et maintenir leurs services ouverts, certains établissements leur ont offert des contrats dits « de motif 2 ». Ceux-ci permettent de contourner les restrictions, à condition de s’engager sur un certain nombre de jours travaillés et d’obtenir l’accord d’une agence régionale de santé (ARS).

« Ce n’est pas un détournement de la loi, défend Jérôme Goeminne. Ces contrats, qui existaient avant la loi, sont réservés à certains territoires en difficulté ou aux hôpitaux et services qu’il est indispensable de maintenir ouverts. Mais surtout, c’est une dérogation qui est supervisée par les ARS là où, avant, il n’y avait aucun garde-fou. Enfin, il y a une contrepartie d’engagement dans la durée, jusqu’à trois ans, qui change totalement la perspective et permet de recréer des équipes. »

Longue convalescence en perspective

Eric Reboli espère que la grève des intérimaires et les fermetures des services finiront par payer et table sur le retour à la situation d’avant la loi Rist. « C’est à l’hôpital public de faire son mea culpa et de changer sa manière de travailler, défend-il. Médecins intérimaires, nous avons aussi des familles, des frais, des crédits… On ne peut pas soigner des gens et rentrer chez nous pour risquer de voir un huissier à notre porte. Cela fait des années que l’on utilise les arguments du médecin empathique et dévoué. Mais la question du salaire n’est pas secondaire. Comment exercer convenablement lorsqu’on n’est pas payé comme on le mérite ? Si le bras de fer continue, des intérimaires vont partir à l’étranger, s’installer en secteur non conventionné, changer de boulot… Se débarrasser de l’intérim ne remplira pas les hôpitaux. »

Les autres interlocuteurs ne croient pas un instant à un retour en arrière. Et pour Jérôme Goeminne, les tensions sur le nombre d’effectifs médicaux constatées en France comme partout en Europe sont plus « problématiques que l’application de la loi Rist ». « L’avenir n’est pas un avenir avec plus de médecins. Nous devons donc améliorer notre capacité à travailler en réseaux. Pour profiter de nos compétences mutuelles, mais aussi augmenter les délégations de missions médicales vers les paramédicaux, nous appuyer sur les nouvelles technologies (intelligence artificielle, robotisation…). Et continuer à réorganiser l’offre de soins sur le territoire. » Comprendre : poursuivre les regroupements de services.

Améliorer les conditions de travail à l’hôpital

Des perspectives que ne partage pas Christophe Prudhomme. « Pour mettre fin à la surenchère des intérimaires, il faut commencer par améliorer les conditions de travail des médecins dans les hôpitaux publics. L’AMUF et la CGT réclament depuis des années de doubler la rémunération de gardes de nuit, de week-end et jours fériés. Et l’indemnité de temps de travail additionnel (NDLR : les heures de travail supplémentaires forfaitisées). Moi qui suis en fin de carrière, mes heures supplémentaires me sont moins bien payées que mes heures normales ! Il faudrait aussi une bonification pour la retraite en fonction du nombre de nuits passées à l’hôpital. »

Qualité de vie personnelle

Le gouvernement a annoncé des mesures en ce sens. La rémunération des heures de nuit des personnels « non médicaux » (infirmiers, aides-soignants…) seront rehaussée de 25 % par rapport au tarif de jour. Le forfait du travail le dimanche et les jours fériés augmente, lui, de 20 %. Du côté des médecins, la rémunération d’une garde de nuit a été augmentée de 50 % dans le public comme dans le privé. Les heures d’astreintes des praticiens du public seront aussi revalorisées pour égaler les pratiques du secteur privé.

Défenseur d’une meilleure rétribution des soignants, le professeur Jacques Belghiti estime cependant que la dimension salariale ne sera pas le seul élément déterminant de la sortie de crise sur le long terme. « Ce qui attirera et gardera les soignants à l’hôpital, c’est aussi la qualité des structures collectives. Et une meilleure prise en compte d’aspirations en matière de qualité de vie personnelle. Mais au-delà, il nous faut également nous demander pourquoi les métiers du souci de l’autre sont autant délaissés. C’est “la grande question”, et elle ne se résoudra pas seulement avec un chéquier. »