ENQUÊTE – Ces millions de citoyens sans complémentaire santé – 2/2

Enquête sur ces Français qui n'ont pas de complémentaire santé.© 123RF
Enquête sur ces Français qui n'ont pas de complémentaire santé.© 123RF

Ils sont étudiants, salariés pauvres, mamans solo, retraités isolés, sans-papiers, sans-abri, et ils ont comme point commun de ne pas avoir de complémentaire santé. Pour ces quelques 3 millions de nos concitoyens, cela signifie de ne pas bien se soigner, voire mettre parfois sa vie en danger.

Près de 40 % de celles et ceux qui pourraient bénéficier de la Complémentaire santé solidaire (CSS) n’y ont pas recours. Alors que résonne régulièrement une petite musique rance qui n’oublie jamais de tancer les fraudeurs aux cotisations sociales, ce scandale-là ne fait aucun bruit. Voici la seconde partie de notre enquête sur ces Français qui n’ont pas de complémentaire santé.

Résumé de la première partie de l’enquête

  • Selon l’Enquête santé européenne de 2019, 3,6 % de la population française de plus de 15 ans n’est pas couvert par une complémentaire santé, soit quelques 2,5 millions de personnes.
  • L’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) de l’Université Grenoble-Alpes parle plutôt d’une fourchette de 4 % à 10 % de citoyens non couverts par une complémentaire santé.
  • Grâce aux dispositifs d’aides, à l’image de l’actuelle Complémentaire Santé Solidaire (CSS), ce taux à tendance à baisser ces dernières années. La CSS permet aux plus modestes de bénéficier notamment de la prise en charge d’une partie ou de l’intégralité des frais, sans avoir à les avancer.
  • « Malheureusement, des médecins libéraux refusent encore de prendre en charge les patients couverts par la CSS et pour lesquels ils ne peuvent pas pratiquer de dépassements d’honoraires ou demander des avances de frais », constate Annie-Claire Cottu du Secours Populaire.
  • Selon les chiffres du ministère de la Solidarité, en 2019, 23,7 % des Français couverts par une complémentaire santé avaient renoncé à certains soins. Et ce taux s’élevait à 54,6 % chez ceux qui n’avaient pas mutuelle.

Lien vers la première partie de l’enquête

Le non-recours à la Complémentaire santé solidaire

Si autant de nos concitoyens n’ont pas de complémentaire santé, c’est d’abord parce que la Complémentaire santé solidaire (CSS) ne fait pas le plein. À ce jour, la CSS compte 7,19 millions de bénéficiaires (dont 5,73 millions sans participation financière) sur un total estimé par l’État à 12 millions potentiels ! Ce non-recours s’explique à la fois par des difficultés très concrètes d’accès au dispositif. Mais aussi par des postures de distance, plus ou moins volontaires, vis-à-vis celui-ci. Ainsi, certains salariés qui pourraient en bénéficier lui préfèrent une mutuelle professionnelle souvent plus onéreuse, mais moins stigmatisante.

30 % de demandeurs d’emploi non-couverts

« On trouve des personnes sans complémentaire chez les jeunes, les salariés avec de très petits revenus, les familles monoparentales et les gens socialement isolés. Mais le gros des effectifs est constitué des demandeurs d’emploi : près de 30 % ne sont pas couverts », explique Héléna Revil, chercheuse et responsable scientifique de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) de l’Université Grenoble-Alpes.

La fraude aux prestations sociales : l’arbre qui cache la forêt

Il faut mettre ce taux de non-recours élevé en regard aux accusations scandaleuses proférées par ceux qui hurlent contre la fraude sociale. « On constate depuis le début des années 2000 l’augmentation de la suspicion et des contrôles, la logique de contreparties et la rhétorique de « l’assistanat » et des « assistés », souligne Axelle Brodiez-Dolino, historienne au CNRS, membre du Conseil scientifique du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale dans Union Sociale de février 2022. Or, ajoute-t-elle, « la fraude aux prestations sociales est un arbre qui cache la forêt », avant de détailler les derniers chiffres relevés sur les différents types de fraudes.

  • Fraudes aux prestations sociales : un milliard détecté, 2,3 milliards estimés.
  • Fraudes aux cotisations sociales : 724 millions d’euros détectés, 7 à 8 milliards estimés.
  • Fraude fiscale : 13,7 milliards détectés, 80 à 100 milliards estimé.  

« La fraude des personnes en situation de pauvreté est finalement une « pauvre fraude » quand on la compare à l’ampleur estimée de la fraude fiscale », rappelle à ce sujet ATD Quart monde.

10 milliards d’euros d’économies pour l’État

Le mouvement insiste également sur le fait que le taux de fraude estimée sur le RSA, la prime d’activité et les aides au logement « tourne autour de 6 % ». Des montants qui ne sont pas « négligeables », convient l’association, mais en ajoutant qu’ils « restent minimes par rapport à la totalité des bénéficiaires, soit 2,1 millions d’allocataires du RSA. C’est également bien plus faible que le montant des aides non distribuées du fait du non-recours au droit, qui permet à l’État de faire près de 10 milliards d’économies. »

Ouvrir les yeux, lever les freins

Quels seraient les freins à lever pour que les exclus de la complémentaire santé accèdent enfin à cette couverture ? Fabienne Lagoeyte, référente technique Accès aux droits sociaux aux Restos du Cœur, estime que la méconnaissance reste l’une des causes majeures du non-recours de personnes les plus précaires. « Une partie ignore encore, soit que la CSS existe, soit qu’elle pourrait y avoir droit. Beaucoup, surtout, ne savent pas comment ils pourraient en bénéficier ou anticipent des procédures si complexes qu’elles leur seront inaccessibles. » L’aide alimentaire, la distribution de vêtement ou l’organisation de sorties de loisirs comme le fait Le Secours Populaire sont autant de portes d’entrée pour amener les bénéficiaires vers leurs droits. Les bénévoles des associations caritatives sont donc de plus en plus formés à cet accompagnement « au cours duquel il leur faut être incitatifs sans être intrusifs », complète Fabienne Lagoeyte.

Une complémentaire solidaire, qui ne l’est pas encore assez…

Bien que la Complémentaire santé solidaire soit d’un coût modeste (de 0 à 1 euro par jour et par personne), la composante financière reste encore un obstacle pour beaucoup. « Car, explique Héléna Revil, selon la composition du foyer, cela peut finir par peser. Pour certains, autrefois bénéficiaires de l’ACS, la CSS a entrainé de nouveaux frais. Certes, la couverture est meilleure, mais lorsqu’on a un reste à vivre extrêmement faible, de 10 euros, 30 euros ou 50 euros…, les dépenses de santé sont souvent sacrifiées. D’autant que beaucoup ne mesurent pas le bénéfice à cotiser. »

La précarité, c’est de la vie au jour le jour

Une analyse que partage Annie-Claire Cottu, bénévole du Secours Populaire. « La précarité, c’est de la vie au jour le jour, c’est ne pas avoir de vision d’avenir et souvent, être, dans le déni de la maladie. D’ailleurs beaucoup des gens que nous aidons ont peur des médecins. Ils craignent qu’on leur « trouve quelque chose ». Ce qui les contraindrait à se soigner, à être hospitalisés et donc à dépenser de l’argent. Il m’arrive régulièrement d’accompagner certains à leurs rendez-vous médicaux pour m’assurer qu’ils s’y rendent bien. Prendre soin de soi ne va pas de soi ! »

Des « bugs » dans la matrice de la solidarité

La dématérialisation des démarches est un autre facteur qui explique le non-recours. Avoir un ordinateur, une imprimante, un scanner ou savoir utiliser ces outils n’est pas le cas de tout le monde. « Cependant, ajoute Fabienne Lagoeyte des Restos du Cœur, les jeunes maitrisent les outils numériques, mais sont tout aussi perdus que les ainés, car ils ne comprennent pas le vocabulaire employé et les démarches administratives à effectuer. La solution au non-recours c’est l’accompagnement individuel ».

Dans ce cadre, le développement des maisons de services au public est une véritable avancée. Tous les acteurs associatifs soulignent aussi les partenariats qu’ils ont noués avec la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM). « Celle-ci a mis en place des « missions accompagnement santé » qui suivent les assurés qui ont des difficultés de tous types : financière, géographique, temporelle, liés à un handicap ou à un manque de compétence numérique, confirme Huguette Boissonnat, du département Santé d’ATD Quart Monde. C’est essentiel pour les soignants. Je suis moi-même dentiste et même avec la meilleure bienveillance, il nous est impossible de prendre en charge tous ces publics sans l’appui de l’assurance maladie. »  « Certaines CPAM viennent même faire des permanences pendant la distribution des repas des Restos du cœur et forment les bénévoles à mieux orienter ces publics », ajoute Fabienne Lagoeyte.

Entre-deux social 

Restent des milliers de personnes qui sont dans une sorte « d’entre-deux social ». « Pas assez exclues » pour fréquenter les structures caritatives, « pas assez aisées » pour rejoindre les dispositifs classiques. « Elles sont donc peu identifiées par les institutions et pour amener celles-ci vers leurs droits, il faut aller chercher des partenaires intermédiaires, explique Helena Revel. Les acteurs des chantiers d’insertion, de Pôle Emploi, des missions locales, des régies de quartier… Il faut aussi faire passer l’information dans des endroits plus neutres que le bureau d’une assistante sociale ou un site de la Croix Rouge comme, par exemple, les marchés. La MSA (la sécurité sociale agricole) travaille dans cette direction. »

Une meilleure adaptation aux exclus d’un droit fondamental

À l’évidence, les demandeurs sont donc mal informés, se découragent face aux difficultés techniques et administratives et tournent le dos à un système encore trop stigmatisant. Autant de symptômes qui ont un point commun : celui de faire reposer une grande partie du non-recours sur l’usager. Sans doute faudrait-il s’interroger sur la responsabilité des politiques ou des institutions qui ont conduit à cet état de fait. Le malade à qui on ne donnerait pas la possibilité de joindre un médecin pourrait-il être tenu responsable de la dégradation de son état de santé ? Assurément non. Il devrait en être de même avec ces millions de nos concitoyens sans complémentaire santé. Ce devrait être aux dispositifs d’encore mieux s’adapter à ces exclus d’un droit fondamental, et pas, surtout, l’inverse.

Olivier Van Caemerbeke

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