Titulaire d’un DEA d’économie du travail et des politiques sociales de l’université de Paris X-Nanterre, Frédéric Rauch fut responsable du service économique du comité d’entreprise de la CPAM de Paris, puis collaborateur parlementaire sur les questions sociales et de protection sociale au Sénat et à l’Assemblée nationale. Il est aujourd’hui rédacteur en chef de la revue Economie et Politique. Il revient pour nous sur la situation de notre système de santé.
Qu’est-ce qu’a révélé la crise du Covid ?
Frédéric Rauch : A mon sens, la pandémie a révélé deux choses. La première, c’est la conséquence brutale des politiques d’austérité en matière de santé et de protection sociale menées depuis plusieurs décennies. La seconde, c’est l’ampleur du chantier de reconstruction de la politique sanitaire pour le pays.
C’est terrible à dire, mais cette pandémie a été utile en ce sens qu’elle a définitivement donné raison aux professionnels hospitaliers qui n’ont eu de cesse de nous alerter sur la situation de l’hôpital, et en particulier de l’hôpital public en tension limite maximale. Rappelons-nous que deux ans avant la pandémie et peu de temps après l’épizootie H5N1, les personnels hospitaliers manifestaient dans tout le pays pour dire que la tension était à son comble dans un hôpital public confronté aux manques de moyens humains, techniques et financiers, et que l’offre hospitalière du pays ne serait pas en mesure de subir un choc sanitaire exogène du type H5N1.
Des « patrons de services » démissionnaient de leurs attributions administratives pour dire publiquement qu’ils n’avaient plus les moyens de prendre en charge les patients sans les mettre en danger. Et puis, on a vécu l’arrivée du Covid et de ses variants, et l’hôpital a craqué malgré l’engagement sans faille de ses personnels. Les professionnels de santé n’ont pas été pris au sérieux et la population en a payé le prix fort.
Certains ont cherché à masquer, à peu de frais, cette situation en parlant de « grande résilience » de l’hôpital. C’est une posture très cynique, car la réalité est là et elle est terrible. Près de 150 000 morts directs (on ne connaît pas encore le nombre de morts indirects suite aux reports de prise en charge d’autres pathologies), des moyens humains et techniques insuffisants pour la prise en charge des malades du Covid impliquant une sélection des patients à l’entrée de la prise en charge, un hôpital en difficulté pour assurer sa mission sanitaire de service public. Un impact psychologique très lourd sur la population, en particulier les plus jeunes. Et désormais des professionnels non seulement épuisés physiquement et psychologiquement, mais qui préfèrent quitter le navire faute de pouvoir assurer efficacement leurs missions. Non, l’hôpital, en particulier public, n’a aujourd’hui clairement plus les moyens de sa « résilience », et le risque est grand de le voir dépérir définitivement si rien n’est fait pour contrer cette tendance.
« Les services et les lits ont continué d’être ferméS pendant la pandémie. »
Frédéric Rauch, économiste spécialiste de la santé et de la protection sociale
La dimension concrète du désastre sanitaire que nous vivons donne à voir en miroir l’ampleur du chantier de reconstruction d’une offre de soins de haut niveau pour le pays. Compte tenu de son état global, l’hôpital et, d’une manière générale, l’offre de soins ne peuvent plus se contenter de rustines pour surmonter les difficultés auxquelles ils sont confrontés, que ces rustines soient budgétaires ou organisationnelles. Si l’on veut assurer au pays et à ses habitants un très haut niveau de prise en charge sanitaire, accessible à chacun indépendamment de ses revenus, alors il va falloir au contraire faire de cette question un objectif social prioritaire et y consacrer les moyens. Non seulement fonctionnels, techniques et humains, mais aussi financiers. Or il apparaît que l’on est très loin du compte. Cette ambition de reconstruction d’une offre de soins adaptée aux enjeux du XXIe siècle peut effrayer par son gigantisme, mais elle est incontournable. Ce qui implique bien évidemment de faire des choix, et en particulier des choix politiques, qui aujourd’hui ne sont pas posés clairement sur la table.
La situation des hôpitaux et leurs moyens humains et financiers ont-ils été entendus ? Y aura-t-il des réponses ?
F. R. :De toute évidence non. Malgré le désastre sanitaire et humain, le gouvernement a poursuivi sa politique de restriction budgétaire et d’effacement de l’hôpital public dans le pays. Rappelons tout de même que les services et les lits ont continué d’être fermés pendant la pandémie. Les annonces du Ségur de la santé n’ont convaincu personne. Les presque 30 milliards d’euros inscrits par le gouvernement ont été une ridicule tentative médiatique de voiler la réalité et d’éteindre la contestation.
Certes, cela a permis à certains de bénéficier d’une petite revalorisation salariale, dont tout de même beaucoup ont été exclus alors qu’ils ont contribué à l’effort collectif. Mais il s’agit là du petit arbre qui cache la forêt. Car le plan d’investissement pour le système de santé supposé être massif n’est pas du tout à la hauteur de l’enjeu. Sur les 9 milliards d’euros prévus pour de nouveaux investissements, dont il faut rappeler qu’ils s’étaleront sur 10 ans (soit 900 millions d’euros d’argent public pour l’investissement par an seulement), 1 milliard d’euros sera mis en réserve (sic!) dès la première année, 6,5 milliards d’euros seront destinés aux gros investissements de transformation de l’offre de soins, c’est-à-dire dont la destination sera totalement contrôlée par le ministère et donc subordonnée à ses objectifs politiques et financiers, comme celui de maîtriser la dépense comptable de santé (re-sic!). Et seulement 1,5 milliard d’euros, donc 150 millions par an, seront destinés aux investissements courants des établissements, c’est-à-dire aux moyens concrets dont ont besoin les personnels de santé. Lorsqu’on sait que la FHF chiffre une hausse du besoin de financement des établissements à minima de l’ordre de 4,5 % par an, soit une hausse de l’ordre de 3 à 4 milliards d’euros par an, on est loin du compte.
En outre, c’est à noter, dans le Ségur, le gouvernement a prévu de mobiliser 6,5 milliards d’euros sur 10 ans (650 millions d’euros par an) pour « restaurer la capacité financière des établissements du service public hospitalier ». Or cela signifie en termes compréhensibles, que l’Etat prendra en charge les intérêts de la dette des hôpitaux. En d’autres termes, l’Etat ne viendra pas au secours des établissements hospitaliers en éteignant leur dette ; ce qu’il aurait pu faire avec l’argent du plan de relance de la BCE emprunté à taux 0 et ce qui aurait dégagé des marges de manœuvre budgétaires pour les établissements. Non, plutôt que cela, il viendra en soutien des banques et marchés financiers en prenant en charge les intérêts d’emprunts hospitaliers contractés sur les marchés à la place des hôpitaux qui ne le peuvent plus budgétairement, faute de ressources suffisantes et d’une politique d’austérité qui les réduit. Lorsqu’on sait que la dette globale des hôpitaux est de l’ordre de 30 milliards d’euros et que la charge d’intérêt annuelle est comprise entre 850 millions et 1 milliard d’euros, on voit bien qu’il ne s’agit pas de répondre aux besoins des hôpitaux mais toujours de servir la finance.
Enfin, il faut en dire un mot suite à l’affaire ORPEA. Est apparu au grand jour le scandale du traitement du grand âge en France. Un état des lieux pourtant connu de tous. Rappelons encore que lors de la canicule de 2003, près de 15 000 personnes âgées, dont une grande part dans les Ehpad, sont mortes faute de structures d’accueil aux normes thermiques (pas de climatisation ou de ventilation appropriée) ou de personnels qualifiés en nombre suffisant pour hydrater convenablement les personnes âgées. Et bien le Ségur ne répond toujours pas à la hauteur de l’enjeu. Alors que les personnes âgées dans les Ehpad ont de nouveau payé un très lourd tribut à la covid, à peine 1,5 milliard d’euros seront consacrés sur cinq ans (soit 300 millions d’euros par an !) à créer ou rénover des places dans les Ehpad. Rien n’est clairement prévu pour accroître le nombre et la formation des personnels qui y travaillent, et encore moins leur rémunération.
Et je ne parle même pas de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022 qui ne change rien à la philosophie du gouvernement en matière de politique de santé. La maîtrise comptable de la dépense reste la règle. Au même titre que les fermetures de lits et de services ont continué durant toute la phase aiguë de la pandémie, les économies sur les ressources budgétaires des établissements hospitaliers continueront d’être la boussole du gouvernement. Comme en témoigne le dernier arrêté ministériel ponctionnant des « réserves prudentielles » sur le budget 2022 des hôpitaux à hauteur de 0,7 % des moyens qui leur sont versés, afin de les contraindre à observer strictement l’Ondam hospitalier voté en loi de financement de la sécurité sociale. Or chacun sait l’effet de levier sur les budgets qu’implique ce gel des ressources des établissements. Et les conséquences sur leur modernisation et plus simplement sur leur activité à destination des malades.
« La situation est si grave, et la réponse gouvernementale si contraire aux besoins de notre système de santé, qu’elle a conduit la Haute Autorité de Santé (HAS) à sortir de sa réserve. C’est du jamais vu. »
Frédéric Rauch, économiste spécialiste de la protection sociale
La situation est si grave, et la réponse gouvernementale si contraire aux besoins des établissements et de notre système de santé, qu’elle a conduit récemment le collège de la Haute Autorité de santé (HAS) à sortir de sa réserve en pointant les difficultés du système et des pistes de travail pour les surmonter dans une lettre ouverte. C’est du jamais vu. C’est pourquoi à votre question : « Y aura-t-il des réponses ? », j’aurai tendance à répondre négativement si on se tourne du côté du gouvernement, mais positivement au regard de la mobilisation de « tous ceux qui ont à cœur de se mobiliser pour une meilleure qualité de soins et des accompagnements », comme les appelle la HAS dans sa lettre ouverte.