Retraites : « les personnes démunies souffrent le plus de ce type de réformes », Julien Duval, sociologue

Réforme des retraites : Manifestation du premier mai a Toulouse © Olivier SAINT HILAIRE/REA
Réforme des retraites : Manifestation du premier mai a Toulouse © Olivier SAINT HILAIRE/REA

Chercheur au CNRS, Julien Duval s’intéresse au sujet de la protection sociale depuis plus de 15 ans. A l’occasion d’un entretien, le sociologue revient sur l’ampleur du mouvement actuel de contestation contre la réforme des retraites. Il précise également l’objectif du gouvernement : « développer la part de la capitalisation au détriment de la répartition ». En favorisant ainsi l’instauration de « systèmes privés et facultatifs uniquement accessibles à ceux qui peuvent se le permettre ».

Nous sommes au lendemain de la treizième journée de mobilisation nationale contre la réforme des retraites, organisée le 1er mai, qui a rassemblé 2,3 millions de personnes. Que pensez-vous de cette mobilisation ?

Julien Duval : La réforme actuelle s’inscrit dans une série de mesures initiée depuis une trentaine d’années. Il ne s’agit donc pas de la première de ce type. Nous pourrions donc nous attendre à ce que la population soit habituée. Mais ce n’est clairement pas le cas. Au contraire, cette réforme de 2023 se heurte à une contestation d’une ampleur rarement atteinte lors des précédentes réformes.

Le gouvernement continue pourtant de miser sur un essoufflement du mouvement, qu’en pensez-vous ?

Julien Duval : Pour l’instant cet essoufflement n’a pas eu lieu, comme le montre la dernière manifestation organisée le 1er mai. Une chose étonnante est que beaucoup de pays ont connu des réformes semblables des retraites. Mais, nulle part, un tel mouvement s’est produit.

Comment expliquez-vous l’ampleur de la contestation en France ?

Julien Duval : Il y a sans doute plusieurs facteurs. Notamment le contexte économique dans lequel cette réforme intervient, avec l’inflation. Il y a également le contexte politique, les conditions de la réélection d’Emmanuel Macron, le fait que le gouvernement n’ait pas la majorité au Parlement. Et la manière dont le gouvernement a présenté la réforme joue sans doute aussi dans l’ampleur de la mobilisation.

Pourriez-vous revenir sur les éléments problématiques dans la présentation de la réforme par le gouvernement ?

Julien Duval : Tout d’abord, les arguments ont varié au fil du temps. Le fait d’avancer trop de justifications différentes suggère forcément que la véritable raison n’est pas clairement exposée… Lors des réformes précédentes, les gouvernements n’étaient pas beaucoup plus sincères, mais ils étaient au moins plus constants. Et du même coup plus crédibles. Par ailleurs, les éléments avancés sont les mêmes que ceux utilisés lors des précédentes réformes. Emmanuel Macron se targue d’apporter de la nouveauté mais cette réforme s’inscrit dans la droite ligne de celles qui l’ont précédées.

Quels ont été les arguments mis en avant ?

Julien Duval : Il y a eu, un moment, le souci de l’équité. Il y a eu aussi la volonté de sauvegarder le modèle français. Mais la justification centrale est restée celle des économies que cette réforme allait pouvoir générer. En d’autres termes, la priorité serait de résorber les déficits actuels et à venir. Cet argument a été répété par le président de la République juste après la promulgation de la loi. « Ne rien faire, c’était alors laisser les déficits s’accumuler. Et notre dette augmenter pour les générations futures », avait-il dit. Cet argument du déficit est une spécificité française. Des réformes similaires sont mises en œuvre dans d’autres pays, mais le déficit n’occupe pas une place aussi centrale dans le discours des gouvernements.

Qu’entendez-vous par spécificité française ?

Julien Duval : L’argument du déficit est très ancien en France. On l’entend quasiment depuis la création de la Sécurité sociale en 1945. Dès sa mise en place, ce système de protection sociale a été critiqué pour son fonctionnement déficitaire. Mais ce qui prime alors est de satisfaire des besoins sociaux. Puis un tournant s’est peu à peu opéré. À partir de la fin des années 1970, on entre dans un cycle où résorber le déficit devient la priorité politique. Quarante ans après, on est toujours dans ce cycle. Il y a une attention très forte portée à la dette sociale, au « trou de la Sécu ». Ce fait est avancé comme une évidence, qui suffirait à justifier les réformes. Et toutes reposent sur l’idée que les dépenses sociales sont trop élevées, ou qu’elles vont le devenir. Et qu’il faut impérativement les réduire, ou du moins contenir leur croissance…

Vous ne croyez pas à cet argument du déficit ?

Julien Duval : En fait je pense que la force de cet argument est qu’il n’est pas totalement faux. Il se base en effet sur certains faits incontestables. Le problème est l’interprétation qui en est faite. Les conséquences tirées vont souvent être abusives. Entre les faits et l’interprétation qu’on en fait, il y a un jeu et les gouvernements l’exploitent. Le terme de déficit n’est pas ailleurs pas le bon.

Quelle serait l’appellation appropriée ?

Julien Duval : Au sens strict il s’agit d’un besoin de financements, et non d’un déficit. En optant pour cette dénomination, il est possible d’interroger la lecture ordinaire, presque systématique, de dépenses soi-disant trop élevées. Au sens strict un besoin de financement peut plutôt signifier qu’il faut chercher de nouvelles recettes.

Réforme des retraites : Interview de la sociologue Dominique Méda

« Que proposeriez-vous à notre place ? » Selon-vous, cette interrogation régulièrement formulée par les gouvernements aux contestataires des réformes, et notamment à celle des retraites, est une question piège. Pourquoi ?

Julien Duval : En posant cette question, les membres du gouvernement espèrent toujours mettre en avant le fait qu’il n’y a pas de proposition alternative. Et donc piéger les contestataires. Mais quand des forces politiques ou syndicales formulent des contre-propositions, elles tombent dans un autre piège. En effet, en le formulant, elles valident malgré elles l’idée que la réforme est nécessaire… Or un point déterminant est justement de savoir si cette réforme est justifiée.

Quel est votre point de vue sur cette question ?

Julien Duval : La question même de savoir s’il faut, ou non, une réforme des retraites devrait donner lieu à un débat. C’est un vrai choix politique. Or ce sujet n’est pas débattu. La nécessité d’une réforme est posée comme une donnée, de façon technocratique. Pour cette dernière réforme cela a une nouvelle fois été le cas. Le président de la République qui n’a pas vraiment fait campagne avait inscrit la réforme dans son programme. Et, une fois élu, il a expliqué que le principe même de la réforme ne pouvait pas être discuté.

Quel est le véritable objectif de cette réforme des retraites ?

Julien Duval : Il est très utile à ce sujet de revenir à la précédente réforme sur le sujet lancée en 2019, et interrompue en 2020 en raison de la contestation et de l’épidémie de Covid-19. A cette époque, un objectif a été clairement énoncé : l’objectif de contenir à un niveau donné (environ 14 %) la part des retraites publiques dans le produit intérieur brut (PIB). Cet objectif est sans doute une motivation beaucoup plus profonde que la nécessité de résorber le « trou de la Sécu ». Il s’agit d’un choix politique et libéral. Et le fait de l’avoir clairement entendu à ce moment-là est assez exceptionnel.

Comment le gouvernement voit-il l’évolution de ce système ?

Julien Duval : Il y a derrière tout cela une approche par « piliers » de la protection sociale. Cette dénomination est d’ailleurs réapparue au moment des débats parlementaires, notamment dans la bouche de certains Républicains.

  • Il existe un premier pilier public. En France, ce dernier est extrêmement important, car historiquement le système des retraites s’est construit sur un fonctionnement par répartition.
  • Le deuxième pilier de la protection sociale serait obligatoire, mais assuré par des organismes privés.
  • Enfin, le troisième pilier serait fondé sur l’épargne individuelle et donc facultative. De ce fait, seuls les catégories sociales qui en ont les moyens pourront se constituer une épargne pour leur retraite…

L’objectif est donc de développer la part de la capitalisation au détriment de la répartition. Depuis plus de 30 ans, cette orientation est très nette dans les politiques de protection sociale mises en place partout dans le monde. Car ces réformes interviennent en effet dans une dynamique internationale, qui n’est pas propre à la France.

Or, la raison d’être du système de retraite public en France est d’assurer un niveau de vie satisfaisant à tout le monde. Ce principe sera totalement mis à mal par l’instauration de systèmes privés et facultatifs uniquement accessibles à ceux qui peuvent se le permettre. Les catégories les plus démunies sont toujours celles qui souffrent le plus de ce type de réformes.

Les grands médias ont tendance à reprendre, sans beaucoup de distance, les arguments mis en avant par les gouvernements quand ils procèdent à des réformes.

Julien Duval, sociologue

Ces questions ont-elles été suffisamment médiatisées ? 

Julien Duval : A mon sens, ces sujets n’ont pas beaucoup été rapportés dans le débat public. Les médias n’en n’ont pas vraiment fait l’écho. Les grands médias ont une vision très nationale, très politicienne des choses. Et ils ont tendance à reprendre, sans beaucoup de distance, les arguments mis en avant par les gouvernements quand ils procèdent à des réformes. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer.

  • Les orientations politiques plutôt libérales des grands médias, qui sont aujourd’hui de plus en plus détenus par un petit nombre de groupes privés.
  • Le fait qu’il existe aujourd’hui très peu de journalistes spécialisés. Or pour faire entendre un autre discours que celui du gouvernement, il faut une compétence spécifique sur ces questions de protection sociale. Mais cela est rarement le cas dans les grands médias, où les journalistes traitent de sujets souvent généralistes.

Mais compte tenu de l’ampleur de la mobilisation, il y a manifestement une part importante de la population qui n’a pas adhéré au discours de justification de cette réforme.