« Nous devons passer d’une société engagée à un véritable projet sociétal », Claire Thoury, spécialiste des questions d’engagement

Claire Thoury rappelle qu’il y a 1,5 million d’associations en France, soit 20 millions de bénévoles. ©DR
Claire Thoury rappelle qu’il y a 1,5 million d’associations en France, soit 20 millions de bénévoles. ©DR

Invitée du congrès des Mutuelles de France, Claire Thoury est présidente du Mouvement associatif, organisation représentative des associations françaises. En parallèle, elle a récemment présidé la convention citoyenne sur la fin de vie au Conseil économique social et environnemental (CESE). Au regard de ces expériences, la titulaire d’un doctorat de sociologie livre son analyse sur l’état de l’engagement en France.

En tant que présidente du Mouvement associatif, organe de représentation des associations en France, quelles observations portez-vous sur l’engagement au sein de la société ?

Claire Thoury : Au regard des derniers chiffres, il n’est pas possible de considérer que notre société est désengagée. Il y a en effet 1,5 million d’associations en France, et environ 70 000 nouvelles se créent chaque année. En tout, elles regroupent 20 millions de bénévoles ! Au regard de ces données, il est impossible de prétendre qu’il n’y a plus d’engagement citoyen.

Vous trouvez que cette idée reçue est persistante ?

C. T. : On entend souvent parler de la perte de sens, du fait que les gens ne se seraient pas mobilisés, ni partie prenante de la chose publique… Ce n’est pas vrai. En revanche, l’engagement qui prédomine s’avère très ciblé. L’implication va être concentrée sur un territoire donné, une cause, un projet, une thématique comme de l’entraide locale, les jardins partagés… Mais il n’y a assez peu d’articulations entre ces différents engagements.

Pourquoi est-il important de mettre ces engagements en résonance ?

C. T. : Il est essentiel de pouvoir les mettre en récit. Car le choix du modèle associatif n’est pas anodin. La question, selon moi, est de savoir comment nous pouvons passer d’une société engagée, ce qu’elle est déjà, à une société politisée. Pas dans le sens « partisan » du terme, mais dans celui d’un véritable projet sociétal. Le rôle du Mouvement associatif, et de toutes les structures « méta » est de recorréler ces engagements, de faire en sorte qu’ils se répondent entre eux. Et que les personnes engagées aient conscience de ce fait politique, en partageant des références communes.

Comment est-il possible de coordonner ces actions ?

C. T. : A mon sens, les corps intermédiaires, syndicats, associations, partis politiques ont un rôle essentiel à jouer pour recréer cette culture commune. Mais il y a aujourd’hui une trop grande désaffection vis-à-vis d’eux. Il y a un enjeu à renforcer les corps intermédiaires, on en a absolument besoin.

Comment expliquer cette désaffection pour les corps intermédiaires ?

C. T. : Elle ne date pas d’hier. Pour l’expliquer, il faut revenir à l’évolution de l’engagement en France. Après la Seconde Guerre mondiale, les structures (partis politiques, les syndicats, les associations…) concentraient la grande majorité des engagements. Puis à mesure de l’émancipation des individus, ces derniers ne voulaient plus être définis par la structure à laquelle ils étaient rattachés. La cause ou le projet pour lesquels ils s’engageaient devient alors prédominante, ce qui va favoriser les engagements multiples. Mais il faut impérativement trouver le moyen de réconcilier cette émancipation de l’individu et le renforcement du rôle des corps intermédiaires. Et pouvoir, de cette manière, raconter un récit plus attractif de l’engagement, qui donne envie aux gens de se mobiliser.

Pourriez-vous donner une illustration de ce récit ?

C. T. : Tout d’abord ces attentes je les porte pour le Mouvement associatif, que je préside, comme pour l’ensemble des corps intermédiaires. Il faut que nous puissions recréer un discours politique. Et je pense notamment à celui de l’économie sociale et solidaire (ESS). Au-delà de l’approche économique du mouvement, qui est principalement mise en avant, il est important de rappeler pourquoi les familles ont décidé de se rassembler et le sens de cette alliance. Insister sur le message politique et social qu’il y a derrière. Il s’agit en effet d’une dimension particulièrement puissante, qui confère aux individus une énorme force dans un cadre collectif.

Selon vous, en quelques décennies seulement, l’engagement a beaucoup évolué…

C. T. : Le sociologue Jacques Ion, auteur de « La fin des militants ? », a beaucoup écrit à ce sujet. Il explique qu’un essoufflement se fait souvent sentir au bout d’un moment. Et ce quel que soit l’objectif de son engagement. En effet, les engagés ne vont plus forcément trouver ce qu’ils sont venus chercher, et ils se retrouvent en rupture avec leur structure.

Ils « reprennent » alors leur engagement pour aller l’investir ailleurs, dans une autre structure. Jacques Ion parle alors d’engagement « post-it ». En l’opposant à l’engagement « timbre » qui prédominait auparavant, et qui se caractérisait par l’adhésion (symbolisé par le timbre sur la carte d’adhérent) à un syndicat, un parti politique, une association… De mon point de vue, nous sommes arrivés à la fin d’un cycle, comme le montre d’ailleurs la jeunesse par sa nouvelle façon de s’engager.

De quelle manière la jeunesse s’engage-t-elle aujourd’hui ?

C. T. : Après le post-it et le timbre, nous entrons dans une troisième ère de l’engagement qui se développe principalement autour des jeunes, âgés d’une petite vingtaine d’années, voire moins. Ils s’engagent en faveur de grandes causes, pour faire face aux crises écologiques et climatiques par exemple, contre le patriarcat, contre l’indignité de l’accueil des populations migrantes… Pour toutes ces urgences, ils n’ont plus le temps d’attendre. Ils souhaitent que le monde change tout de suite, maintenant. Ils entendent changer le système de manière radicale, non pas de manière violente mais en réglant les problèmes en profondeur. A mon sens c’est un engagement très politique.

En quoi est-il politique ?

C. T. : Les jeunes que j’ai rencontrés, et avec qui j’ai parlé de cet engagement, ont bien conscience qu’il faut articuler les causes. Il n’est pas possible selon eux de favoriser la transition écologique sans lutter pour plus de justice sociale, dans un contexte démocratique plus propice. Leur approche est assez systémique et globale. Et cela me donne beaucoup d’espoir dans la réintégration de ce mécanisme au sein d’une démarche plus généralisée. Par ailleurs, ils entretiennent un rapport aux institutions qui s’avère assez différent de celui d’il y a dix ou quinze ans.

Quelles relations entretiennent-ils avec les institutions ?

C. T. : Ils ne cherchent pas à créer un rapport de force vis-à-vis d’elles, car ils considèrent que les institutions sont trop lentes et ne vont pas assez vite pour conduire les changements qu’ils appellent de leurs vœux. Ils maintiennent donc une forme de distance du fait de cette lassitude, en considérant qu’ils agiront de manière plus efficace en étant seuls. Or, selon moi, c’est là que nous avons un rôle à jouer en tant que corps intermédiaires. Nous partageons cette urgence d’agir, mais ces actions ne pourront pas être menées sans les institutions. C’est là que nous pouvons les aider en accueillant ces aspirations et en leur donnant plus de puissance.

Vous avez récemment présidé le comité de gouvernance de la convention citoyenne sur la fin de vie, au sein de laquelle 184 citoyens tirés au sort devaient se prononcer sur une évolution du droit vers une aide active à mourir. De quelle manière leurs conclusions vont être considérées dans l’élaboration du projet de loi sur la fin de vie annoncé par le président de la République ?

C. T. : Effectivement, cette convention citoyenne a été un exercice de travail démocratique remarquable. Le fait de réunir pendant neuf week-ends des citoyens tirés au sort, venant de milieux sociaux différents, d’âges variés, et ayant des histoires de vie différentes, a permis une diversité de points de vue et d’expériences. Il s’agissait d’un sujet délicat, qui aurait pu être source de tensions, mais nous avons su créer un espace où la nuance était une force. Nous avons posé les controverses, les convergences, les divergences… Et nous avons construit collectivement des réponses en prenant en compte les différentes croyances et convictions. Cela a été un tour de force démocratique, porté par cette écoute mutuelle.

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