« La crise sanitaire a incité les jeunes à s’engager », Stewart Chau, expert en stratégie d’opinion

« La crise sanitaire a incité les jeunes à s’engager », Stewart Chau, expert en stratégie d’opinion © 123 RF
« La crise sanitaire a incité les jeunes à s’engager », Stewart Chau, expert en stratégie d’opinion © 123 RF

Dans son livre « La Fracture », Stewart Chau, expert en stratégie d’opinion, opère une véritable radiographie de la jeunesse française avec Frédéric Dabi, directeur général opinion de l’Institut français d’opinion publique (Ifop). En s’appuyant sur de nombreuses enquêtes et sondages menés auprès des 18-30 ans, les auteurs proposent une analyse de cette génération complexe, fragmentée mais avant tout engagée. Stewart Chau revient sur les conclusions de cette enquête sociétale. 

« La Fracture » : radiographie de la jeunesse

« La crise sanitaire hors norme et inédite a généré de multiples représentations sur la jeunesse », écrivent Frédéric Dabi et Stewart Chau, les deux auteurs de « La Fracture ».

Dans cet ouvrage, le directeur général opinion de l’IFOP et l’expert en stratégie d’opinion publient les résultats de plusieurs sondages réalisés auprès de la génération des 18-30 ans. « Il nous a semblé important de faire le point et d’aller voir au plus près cette jeunesse (…) qu’on a du mal à définir. Tant elle ne constitue en rien un bloc monolithique. »

Pourquoi avoir choisi le terme de « fracture » comme titre à cette analyse de la jeunesse ?

Stewart Chau : Toutes les enquêtes et les sondages sur les 18-30 ans que nous avons étudiés montrent que cette jeunesse n’est pas monolithique. Elle s’avère même très fragmentée. Il existe en effet plusieurs jeunesses en France. Et les avis et les ressentis sont très différents selon l’âge ou le milieu social, notamment sur la perception de l’avenir, l’intégration, et la fierté ou non d’appartenir à ce pays… Le terme de « fracture » renvoie donc à ces clivages intragénérationnels.

Quelles sont les explications possibles à cette fragmentation ?

S. C. : Notre société alimente directement ce morcellement en prônant l’ultra-personnalisation des expériences. Et les algorithmes en sont l’illustration première. Car ils nous mettent uniquement en lien avec ce qui nous plaît et nous ressemble. De ce fait, nous sommes de moins en moins confrontés à l’altérité. Il est donc de plus en plus difficile de trouver des éléments qui nous rassemblent. Cette archipélisation nous prive en effet de passerelles. Or, le propre d’une nation est de trouver ce qui peut nous mettre en commun.

Le Covid a-t-il modifié la perception que la jeunesse a d’elle-même ?

S. C. : D’après les études, la jeunesse semble avoir une vision assez partagée de la pandémie. Elle a subi la crise sanitaire de manière plutôt homogène. Et au-delà des clivages traditionnels propres à cette génération, cette expérience est venue cimenter un discours commun. Le renoncement aux rites initiatiques, mais surtout l’isolement et l’éloignement des universités et des lieux d’enseignement ont eu un impact considérable. Sur le plan personnel comme professionnel.

Ainsi, en 2021, parmi les chiffres marquants que nous avons relevés :

  • 21 % des de 18-30 ans ont dû interrompre une formation
  • 22 % ont perdu un emploi
  • 24 % ont vu leur stage être annulé

L’impact de la crise sanitaire est très concret. Et les jeunes sont parfaitement conscients des conséquences à long terme. 87 % d’entre eux sont d’ailleurs d’accord avec l’affirmation selon laquelle « les jeunes générations vont payer pendant des décennies la dette contractée au cours de la crise du coronavirus ».

Que va-t-il rester de cette expérience commune ?

S. C. : Le fait d’avoir partagé ce vécu ne fait pas tout. Et il est d’ailleurs impropre de parler de « génération Covid ». Certes, la pandémie a eu des conséquences indéniables. Mais au-delà de ce sentiment et de cette réalité, la jeunesse ne se voit pas comme une victime. Il y a un réel sentiment de résiliation. Et de cette crise est ressortie la nécessité de s’engager. Pendant les confinements, les jeunes sont par exemple venus en aide aux étudiants précaires. Et cet élan citoyen va se poursuivre.

Stewart Chau, expert en stratégie d’opinion, co-auteur du livre. © DR

Quelles sont les causes pour lesquelles ils veulent s’engager ?

S. C. : L’urgence, pour eux, est de repenser un modèle de société égalitaire. Et de dénoncer les inégalités dans les territoires, dans l’accès aux soins ou concernant le service public… Sans oublier l’environnement, qui est peut-être la cause pour laquelle ils se sentent le plus légitimes. Ils considèrent en effet avoir hérité d’une situation dont ils ne sont pas responsables. Et cette génération a d’ailleurs une influence considérable sur cette question auprès de toute la société. Ils sont à l’origine de véritables bouleversements de nos modes de vie et de consommation.

Cette jeunesse engagée délaisse pourtant les bureaux de vote ?

S. C. : Il est en effet difficile, dans cette société fragmentée et qui personnalise à outrance les expériences de vie, de déléguer son pouvoir citoyen. Cette crise de représentativité est particulièrement présente chez les jeunes. Ils sont aujourd’hui dans l’incapacité d’adhérer à l’idée que quelqu’un d’autre puisse parler en leur nom. Aujourd’hui, la politique ne se fait plus par le vote mais à l’occasion de marches, de boycotts ou d’événements citoyens… Egalement sur les réseaux sociaux, où ils expriment leur activisme et leur discours radical. Leur engagement s’inscrit dans une attente d’efficacité du résultat.

L’engagement pourrait-il définir cette génération ?

S. C. : Génération sacrifiée, génération Covid, Charlie ou Greta, toutes les étiquettes que l’on essaie de coller aux jeunes sont souvent trop simplistes. Cette génération complexe ne cesse de nous surprendre et de nous bouleverser. Finalement, elle nous incite à nous réinventer. La jeunesse redéfinit le monde autour d’elle, en étant convaincue de son rôle moteur dans la société de demain. Elle n’attend plus que nous lui laissions de la place, aujourd’hui, pour pouvoir s’exprimer.

L’Ifop, Françoise Giroud et la Nouvelle Vague… L’enquête sur les jeunes, menée par Frédéric Dabi et Stewart Chau, trouve son origine dans l’expression de la « Nouvelle Vague ». A l’orée des années 1960, la journaliste Françoise Giroud, cofondatrice de l’Express, invente en effet ce terme pour désigner la jeunesse française. Elle s’appuie sur une grande enquête sur les 15-29 ans commandée par son magazine à l’Ifop, l’Institut français d’opinion publique. Et dont les résultats seront publiés dans l’hebdomadaire. La formule sera ensuite reprise par les critiques pour évoquer le renouveau du cinéma français. Et l’enquête sera, quant à elle, reconduite par le magazine jusqu’en 1999.