Rédacteur en chef du magazine Santé & Travail, François Desriaux a occupé le poste de conseiller prud’homal pendant vingt ans. Il nous livre son constat sur l’irruption des problèmes de santé au travail. Selon lui, face à l’augmentation de la souffrance des salariés, leurs instances représentatives et l’institution prud’homale font défaut.
Après vingt ans comme conseiller prud’homal, quel constat faites-vous sur l’évolution du monde du travail ?
François Desriaux : En vingt ans, j’ai assisté effectivement à une évolution majeure : l’irruption des questions de santé au travail. Lorsque je suis arrivé au conseil de prud’hommes au début des années 2000, il y avait beaucoup de licenciements économiques. Ces derniers représentaient la grande majorité des cas. Aujourd’hui, il y en a beaucoup moins. La mise en place des transactions et des ruptures conventionnelles en a notamment limité le recours. En revanche, nous avons vu exploser les problématiques liées à la santé au travail. Relativement marginale quand j’ai démarré, cette question est devenue extrêmement prégnante.
Quels sont les problèmes de santé les plus fréquemment observés ?
François Desriaux : Nous constatons tout d’abord l’envahissement sur la scène judiciaire des procédures liées au risques psychosociaux. Avec en premier lieu la question du harcèlement moral. En tant que rédacteur en chef du magazine Santé & Travail, je constate tous les jours l’aggravation de ces problèmes, dont on parle aujourd’hui largement dans le débat public.
Il suffit d’ailleurs de prendre un phénomène d’actualité : celui des retraites. Les gens descendent massivement dans la rue pour dire qu’ils ne veulent pas travailler deux ans de plus. Derrière cette protestation, il y la question de la pénibilité, du sens du travail, voire de la souffrance au travail. Les gens n’en peuvent plus. Il est urgent d’améliorer les conditions de travail. Il faut le dire haut et fort, le travail n’est aujourd’hui pas soutenable !
Comment expliquez-vous cette augmentation des problèmes de santé au travail ?
François Desriaux : En vingt ans, les conditions de travail se sont plutôt dégradées. Comme en attestent les grandes enquêtes nationales sur les conditions de travail, ou encore les enquêtes européennes. Le travail s’est intensifié, davantage de salariés travaillent dans l’urgence, certaines méthodes de management sont délétères. Par ailleurs, les obligations de sécurité qui pèsent sur les employeurs ne sont pas beaucoup respectées… Et pour toutes ces questions, la fusion des instances représentatives du personnel en une instance unique, le CSE, a compliqué la tâche des représentants du personnel. Et c’est vraisemblablement la prise en charge de la santé et des conditions de travail qui a fait les frais des ordonnances travail de 2017.
Quels manquements constatez-vous de la part de ces institutions représentatives ?
François Desriaux : En tant que conseiller prud’homal, ce qui m’a surpris, c’est l’absence de pièces émanant des institutions représentatives du personnel. Dans la plupart des cas, il n’y avait pas de compte-rendu du comité social et économique (CSE), l’instance représentative du personnel dans l’entreprise. Ni de la part de la CSSCT, qui est une commission spécifique du CSE traitant des questions de santé et de sécurité. Aucun document bien souvent ne vient appuyer les demandes du salarié et pointer les défaillances de l’entreprise sur la prévention. Quant aux expertises pour risque grave ou pour modification des conditions de travail, elles ne sont qu’exceptionnellement mises en œuvre. Elles font pourtant partie de l’arsenal à la disposition des élus du personnel.
Il n’y a pas non plus d’alertes de la part du médecin du travail. Or bien souvent, dans le dossier du justiciable, on voit bien que sa situation n’est pas isolée. La plupart du temps, d’autres personnes dans son service sont logées à la même enseigne. Il est bien dommage que ces institutions de prévention n’utilisent pas tout ce que la loi met à leur disposition. C’est un réel dysfonctionnement, et c’est au détriment de la santé des salariés et, devant les prud’hommes, c’est une perte de chance importante pour le justiciable.
Sur les questions de santé au travail, quels dédommagements sont apportés par le conseil de prud’hommes ?
François Desriaux : Le conseil va indemniser le salarié pour les préjudices subis, du fait d’une mauvaise exécution du contrat de travail. Par exemple, dans le cas d’un licenciement pour inaptitude, le salarié devra démontrer que celle-ci est la conséquence de ses conditions de travail et d’un non-respect de l’obligation de sécurité qui pèse sur l’employeur.
En clair, le salarié devra montrer que l’employeur n’a pas respecté ce qu’on appelle « les principes généraux de prévention » inscrits dans le Code du travail.
En cas de problème de santé lié à l’exercice de sa profession, le salarié peut également engager d’autres procédures. Il a la possibilité par exemple de faire reconnaître une maladie professionnelle, ou d’engager une procédure pour faute inexcusable de l’employeur devant les tribunaux judiciaires sociaux.
Comment avez-vous vu évoluer l’institution prud’homale elle-même ?
François Desriaux : Les ordonnances travail de 2017, avec le fameux barème « Macron » ont été une mauvaise chose pour les prud’hommes et pour la justice sociale. Ce barème fixe les montants d’indemnisation en cas de licenciement fautif de l’employeur selon une grille à laquelle le juge ne peut pas déroger. Il ne peut donc pas apprécier les préjudices découlant de ce licenciement et les réparer en conséquence. Ce barème enlève le pouvoir d’appréciation du juge.
Quelles en sont les conséquences pour les salariés ?
François Desriaux : Cela crée une injustice, notamment pour des salariés âgés mais ayant une faible ancienneté. Prenons l’exemple d’un salarié de plus de 50 ans, qui n’a que deux ans d’ancienneté et dont le licenciement est jugé par le conseil sans cause réelle et sérieuse. Les prud’hommes mais aussi la Cour d’appel ne pourront pas apprécier « in concreto » (analyse concrète de la situation) la réalité de ses préjudices et son indemnisation sera plafonnée par le barème qui est très faible à ce niveau d’ancienneté.
Par ailleurs, rien n’a été fait dans le cadre de la loi Macron pour pallier le problème du recours abusif de nombre d’employeurs indélicats au licenciement pour « faute grave ». L’employeur peut toujours l’invoquer, ce qui le dispense de verser au salarié son indemnité de licenciement. Or, aucune disposition ne permet de sanctionner ce type d’abus et il serait nécessaire de corriger cette grave lacune.
LE FONCTIONNEMENT DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES
Explications par François Desriaux, ancien conseiller prud’homal.
« Le conseil de prud’hommes est chargé de juger les litiges entre un salarié et son employeur. Il s’agit d’une juridiction civile, dont l’objectif est de réparer les dommages qui découlent du contrat de travail. »
Première étape : constituer un dossier
« Pour saisir le conseil de prud’hommes, il faut déjà avoir préparé un dossier conséquent comportant les éléments juridiques, les pièces justificatives… Vous devez détailler les raisons de votre démarche, et les moyens de droits que vous allez mettre en œuvre. Il est possible de se défendre tout seul ou d’être accompagné par un avocat, un conseiller du salarié ou même son conjoint… »
Tenter de trouver une conciliation
« Une fois le conseil de prud’hommes saisi, l’étape suivante est de passer devant le bureau de conciliation et d’orientation (BCO). Cette instance est chargée d’essayer de concilier, de faire que les deux parties adverses trouvent un accord plutôt que d’aller en jugement. Pour être transparent, le nombre de conciliations reste vraiment infime… En général, les parties veulent en découdre devant la justice et elles ne sont donc pas prêtes à concilier… »
Enclenchement de la procédure
« Lorsque le bureau d’orientation et de conciliation a constaté qu’il n’y avait pas de conciliation possible, la procédure est enclenchée. Une date de passage en bureau de jugement est alors fixée, de même qu’un calendrier précis d’échange de pièces et de moyens de droit entre les parties. »
Devant le bureau de jugement
« L’audience du bureau de jugement se fait devant quatre conseillers prud’homaux. C’est un vrai tribunal. Les conseillers vont en premier entendre le demandeur, en général le salarié dans l’immense majorité des cas. Le demandeur vient donc exposer sa requête et expliquer pourquoi il est là. En grande majorité, il s’agit de cas de licenciements. Puis c’est au tour de la partie défenderesse de s’exprimer. Les conseillers prud’homaux posent ensuite leurs questions, avant de se retirer en fin de séance pour délibérer. »
Le délibéré
« Prenons l’exemple d’un licenciement, qui reste le cas le plus fréquent. Si l’employeur arrive à démontrer qu’il a eu raison d’y recourir, et qu’il a respecté la loi, le salarié sera débouté. A l’inverse, si le salarié apporte la démonstration, pièces à l’appui, que son licenciement est « dépourvu d’une cause réelle et sérieuse », il touchera des dommages et intérêts. L’entreprise sera condamnée à les lui verser. »