Les entreprises de l’économie sociale et solidaire seraient-elles en train de perdre leur âme ? C’est la question que pose Pascale-Dominique Russo, spécialiste du sujet, dans un livre enquête passionnant, Souffrance en milieu engagé, publié aux éditions du Faubourg.
Si la journaliste considère toujours l’Ess comme porteuse de progrès social, elle s’inquiète et alerte sur un secteur en proie à la concurrence, à la compétitivité, aux regroupements donnant naissance à de véritables mastodontes, succombant aux méthodes managériales des entreprises du Cac 40. Dysfonctionnements, perte de sens, burn out, le constat n’est pas tendre. Comment croître, s’adapter, tout en gardant l’éthique et le sens qui ont présidé à leur création ? C’est tout l’enjeu pour les entreprises du secteur confrontées aujourd’hui à un véritable défi. Seront-elles au rendez-vous ?
Pourquoi avoir décidé d’écrire ce livre ?
J’ai travaillé plusieurs années dans une structure de l’économie sociale. Je voyais les dysfonctionnements qui touchaient de nombreux services provoquant des burn out et beaucoup de souffrance chez les salariés. J’y ai découvert des méthodes de travail et une pression en contradiction avec les valeurs portées par l’économie sociale. Ces valeurs, notre institution les défendait pourtant, puisqu’un de ses rôles était de travailler avec les associations pour les aider et les accompagner dans la prévention des risques sociaux. En tant que salariés, nous avons régulièrement alerté sur la situation. Nous n’étions pas entendus. Suite à cette expérience personnelle, j’ai décidé, une fois à la retraite, d’enquêter pour voir ce qui se passait dans le secteur. Le constat n’est pas brillant.
Vous pointez dans votre livre certaines structures aux comportements particulièrement autocrates…
Oui, je cite de grosses associations dans lesquelles certains dirigeants ont un pouvoir presque absolu. La maltraitance y est parfois forte, les méthodes violentes. Mais plus généralement, dans de nombreuses structures, les failles démocratiques sont patentes. Il n’y a aucun contre-pouvoir. Soit les conseils d’administrations sont inexistants, soit il s’agit de simples chambres d’enregistrement. On fait aussi taire les syndicats. Il y a aujourd’hui un vrai problème de gouvernance dans l’Ess.
Vous invoquez aussi les directives européennes qui ont entraîné une mise en concurrence et le regroupement des groupes de protection sociale.
Certains groupes sont devenus des mastodontes emballés dans une course à la croissance et à la concurrence. Il faut dire que la période est complexe. Les valeurs des entreprises engagées sont ballottées au gré du marché, les mutuelles doivent se hâter de se regrouper pour ne pas disparaitre face à la concurrence féroce des assurances. Elles sont en train de devenir des entités gigantesques. Certaines utilisent donc les même méthodes capitalistiques que les entreprises du Cac 40. Il faut être compétitif, il faut s’adapter. Les métiers doivent évoluer.
Le changement, pourquoi pas ? Mais à condition de le faire correctement. Or ce n’est pas le cas. Elles le font brutalement. Les méthodes managériales s’opposent à la responsabilisation des personnels. C’est particulièrement flagrant dans les entreprises qui utilisent des plateformes téléphoniques. Il y a aussi une vraie perte de sens pour les salariés, une vraie déception, beaucoup de désillusions chez des gens qui avaient fait le choix de s’engager dans l’Ess. Il y a quelques années, ils travaillaient pour des adhérents, des sociétaires. Aujourd’hui, on leur parle de clients. La taille ne fait bien sûr pas tout. Il y a également des abus dans les petites entités.
Pour autant, la situation n’est pas pire que dans les entreprises classiques ?
Je connais mal le secteur des entreprises capitalistiques. Cependant, on pourrait attendre de celles de l’Ess que ce soit mieux.
Quand faut-il s’alerter ?
Quand l’absentéisme augmente de manière importante mais aussi le turn over dans les équipes.
Quels leviers les entreprises de l’Ess pourraient-elles utiliser pour prévenir ces dérives ?
Si je ne souhaite pas que ces organisations engagées disparaissent, bien au contraire, j’aimerais qu’elles cessent de pratiquer le double discours au nom du « bien » et de restreindre l’expression des contre-pouvoirs. Qu’au lieu de mimer les entreprises du CAC40, malheureusement parfois en pire, elles se montrent au moins capables de mettre en place des organisations non toxiques, voire qu’elles fassent preuve d’imagination dans ce domaine. Par exemple en s’engageant dans la mise en place de plans de prévention des risques psycho-sociaux. Certaines, comme Greenpeace, ont fait un beau travail en proposant une formation à la prévention des risques psycho-sociaux à tous les salariés. Le stage comprend également un volet sur le rôle de chaque institution représentative du personnel. Ensuite, c’est la question de la gouvernance qui doit être posée. Est-elle vraiment démocratique ? Ou assiste-t-on à des simulacres ? Les syndicats, bien sûr, doivent être mobilisés et doivent être exigeants. Tout ce qui permet aussi une responsabilisation des salariés doit être encouragé.