« Il reste une vraie culture de la solidarité en France », estime le sociologue Frédéric Pierru

Frederic Pierru

Frédéric Pierru est chargé de recherche au Cnrs, au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (Ceraps) à l’université de Lille. Il est également membre du comité de direction de la chaire santé de Sciences-Po. Il travaille en particulier sur les transformations de la médecine hospitalière et de l’administration de la santé.

Que vous inspire la crise que nous venons de vivre ?

Elle est gravissime. La crise a été gérée à coup de communications contradictoires et délirantes du gouvernement. Elle a donné lieu à des scènes ahurissantes, comme la foire d’empoigne sur les masques et les stocks piratés sur les tarmacs chinois. Elle est le résultat d’années de désarmement de notre état sanitaire, de cette logique budgétaire et comptable hémiplégique et myope qui ne voit que les dépenses et pour laquelle une cotisation n’est pas un investissement mais une charge. Résultat : on a fait des économies à la petite semaine sur tout. Depuis des mois pourtant, Jérôme Salomon alertait sur le fait que, en cas d’épidémie, on ne serait pas prêts. Par manque d’équipements, nous n’avons pas pu mettre en place un confinement sélectif comme en Allemagne, ce qui nous aurait permis de moins souffrir. On a sacrifié le système de santé de notre pays à l’orthodoxie économique de la commission européenne. 

Cette crise a aussi démontré que notre système de santé est chroniquement en sous-financement. Ces deux dernières années, la mobilisation hospitalière a été constante. L’Ondam (Objectif national des dépenses d’assurance maladie) est sous-dimensionné et c’est l’hôpital qu’on met à genoux en lui faisant payer les frais des dérapages de la médecine libérale. Celle-ci est totalement déréglée, elle dépasse son enveloppe, n’assure plus les gardes, a banalisé les dépassements d’honoraires et revendique toujours la liberté d’installation. La médecine libérale en cabinet isolé est aujourd’hui un non-sens. Face à l’explosion des maladies chroniques, il faut un exercice collectif de la médecine. Non seulement l’hôpital pallie les déserts médicaux, mais il doit aussi prendre en charge un nombre de de patients de plus en plus important car on ne trouve plus de médecins en ville.

La Sécu va fêter ses 75 ans en octobre. Comment se porte-t-elle ?

Elle ne se porte pas aussi bien qu’on le voudrait et pas seulement en raison de la crise du Covid-19 qui a fait exploser les dépenses et s’effondrer les cotisations. En effet, depuis des années, des politiques libérales successives sont venues donner des coups de boutoirs à cette institution basée sur la solidarité des riches envers les pauvres et des bien-portants envers les malades. 

C’est-à-dire ?

Depuis vingt ans, en diminuant ses recettes, en particulier par des exonérations de cotisations sociales, on a organisé un « trou » de la sécurité sociale qui a servi à justifier un désengagement et une érosion de certaines prestations ou la mise en place de franchises ou de forfaits pour les patients. Les politiques ont voulu – mais sans jamais le dire ouvertement – recentrer les remboursements de la Sécu sur « le gros risque », c’est-à-dire les affections de longue durée et l’hôpital, une position « idéologique » car on ne peut pas considérer qu’il y a de petits risques en matière de santé. Pis, les députés de la majorité actuelle ont abrogé la loi Veil de 1994 qui obligeait l’Etat à compenser les exonérations de Sécurité sociale que le gouvernement mettait en œuvre pour soutenir une politique de relance de l’emploi ou de pouvoir d’achat. C’est ainsi que l’on a fait payer à la Sécurité sociale les mesures que les gilets jaunes avaient arraché après un hiver houleux. Demain c’est à l’Etat et non à la Sécu qu’il reviendrait de régler les conséquences d’une crise économique dont il est responsable pour avoir particulièrement mal géré la crise épidémique.

Il y a quelques années, quand on touchait à la Sécu, il y avait des centaines de milliers de gens dans la rue. Ce n’est plus le cas. Pourquoi ?

Les gouvernements successifs ont mis en place la stratégie de la grenouille dans la casserole qui meurt à petit feu après que l’on ait augmenté progressivement la température de l’eau. S’ils avaient imposé brutalement un immense plan d’austérité, il y aurait eu des réactions immédiates, mais les attaques se sont faites doucement, de manière insidieuse. Pour autant,

« Je pense qu’il reste une vraie culture de la sécurité sociale et de la solidarité en France. Les gens sont conscients que c’est un bien précieux et commun. » 

Le gouvernement a décidé de créer une 5e branche de Sécurité sociale destinée à l’autonomie. Est-ce une bonne chose selon vous ? 

Enfin, on se penche sur cette question. On a vu durant la crise à quel point les Ehpad étaient mal en point, sous-médicalisées. Sur le principe, je regrette que la Sécu ne soit plus une caisse unique couvrant tous les aléas de la vie, telle qu’elle avait été imaginé par ses fondateurs. En 1967, avec les ordonnances Jeanneney, décision avait été prise de diviser la Sécu en quatre caisses : maladie, retraite, famille, accidents du travail. Mais ce qui reste le plus important pour moi, c’est que le risque dépendance soit bien socialisé qu’on l’appelle 5e branche ou autrement.

« Après tous les tours de passe-passe qui ont jalonné l’histoire de la sécu et les tentatives pour réduire son Action, la création d’un risque spécifique aura le mérite de permettre aux français de repérer clairement l’effort que la société fait pour les personnes âgées. »

Etes-vous inquiet pour son avenir ?

Suite au Covid-19, nous allons nous retrouver avec un très haut niveau d’endettement public et de déficit des caisses. Je crains que cela ne relance la croisade anti-Sécu et l’idée reçue selon laquelle elle serait trop généreuse. Pour les libéraux, la question du « trou » de la Sécu est un dogme, comme celui de la dette publique. On ne cesse de répéter que la France est le pays qui a le plus de dépenses publiques, autour de 55 % du PIB. Si nous arrivons à ce chiffre, c’est parce que, en France, les retraites sont publiques alors que dans la plupart des autres pays, elles sont gérées par des fonds de pension privés. Quand on regarde statistiquement la situation, on se rend compte que la protection sociale française a plutôt tendance à stagner, voire à régresser. Pour « éponger » la crise, nul doute que le gouvernement pense se refaire sur les retraites, dont la réforme a été suspendue mais  pas abandonnée.