
L’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes) a sorti une série de podcasts autour de la désignation de la santé mentale comme « grande cause nationale ». Intervenante dans plusieurs épisodes de cette série, Coralie Gandré est chercheuse en santé publique et spécialisée dans les services et politiques de santé mentale à l’Irdes. Rencontre.
Dans le contexte actuel de crise de la psychiatrie, la santé mentale a été désignée « grande cause nationale » de l’année 2025. Pourriez-vous nous expliquer la distinction entre santé mentale et psychiatrie ?
Coralie Gandré : La santé mentale est une dimension essentielle de la santé. Elle peut fluctuer au cours de la vie, influencée par les événements que nous traversons. En revanche, la psychiatrie intervient lorsque la santé mentale se détériore, entraînant des troubles psychiques. C’est une spécialité médicale qui traite ces troubles lorsqu’ils deviennent pathologiques.
Quel est votre constat sur l’état actuel de la psychiatrie et de la prise en charge de la santé mentale ?
C. G. : Mon constat rejoint celui de nombreux rapports depuis des décennies. Car si la crise du Covid a mis en lumière les problématiques de santé mentale, les difficultés sont bien antérieures. La psychiatrie en particulier est une spécialité médicale en crise, en raison de son manque d’attractivité. Aujourd’hui, jusqu’à un quart des postes sont vacants dans certains établissements.
La psychiatrie subit aussi les conséquences d’une organisation non optimale du système de soins de santé mentale dans son ensemble. Notamment en amont, avec une difficulté d’accès aux soins pour les personnes souffrant de troubles psychiques lorsqu’ils nécessitent des soins spécialisés.
Est-ce que la stigmatisation des troubles psychiques joue un rôle dans cette crise ?
C. G. : Oui, la stigmatisation joue un rôle à plusieurs niveaux. Certains professionnels ne veulent pas travailler en psychiatrie. Car la stigmatisation des troubles psychiques, qui affecte les personnes concernées par ces troubles, s’étend également aux structures de soins et aux personnels qui y exercent. Elle peut ainsi contribuer à décourager les jeunes professionnels de se tourner vers la psychiatrie. Par ailleurs, elle peut freiner ou différer le recours aux soins pour ces troubles et ainsi conduire à leur aggravation. Ce qui va compliquer les prises en charge et renforcer la pression sur le système de soins spécialisés.
Une des pistes est de mieux former les médecins généralistes, notamment en instaurant un stage obligatoire en psychiatrie pendant leur internat. Ce qui n’est pas le cas actuellement.
PODCAST [IRDES] « La santé mentale, grande cause nationale 2025, quels défis pour le système de santé ? » – Episode n° 1 : Le système de santé mentale français : décryptage d’une organisation spécifique
Comment combattre cette stigmatisation ?
C. G. : Mieux informer et sensibiliser la population est un premier levier pour combattre cette stigmatisation. A la fois pour les personnes concernées par des troubles et les professionnels qui les prennent en charge.
Pourriez-vous nous rappeler quelques données qui pourraient illustrer l’étendue de la crise ?
C. G. : Chaque année en France, environ 9 millions de personnes recourent au système de santé pour des problèmes de santé mentale. Mais ce chiffre, qui est déjà élevé, n’est que la partie émergée de l’iceberg. Il est ainsi estimé que jusqu’à 50 % des troubles psychiques ne font pas l’objet d’une demande de soins. Par exemple par crainte de la stigmatisation évoquée précédemment, méconnaissance des solutions possibles et de leur efficacité, ou déni des symptômes.
Ce manque de soins aggrave les pathologies et peut conduire à leur chronicisation. Cela est également coûteux pour le système de santé car la prise en charge des problèmes de santé mentale est le premier poste de dépense de l’Assurance maladie, avec plus de 20 milliards d’euros par an.
Comment en sommes-nous arrivés à cette situation ?
C. G. : Historiquement, l’offre publique rattachée à l’hôpital a été pensée pour les troubles sévères. Les troubles plus légers, comme l’anxiété ou la dépression modérée, peuvent eux être pris en charge en premier recours par les médecins généralistes, éventuellement avec l’aide d’un psychiatre ou d’un psychologue. Cette gradation des soins n’est pas bien structurée en France. Ce qui entraîne une réelle difficulté d’accès aux soins.
Que signifie exactement « gradation des soins » ?
C. G. : Cela signifie adapter les réponses en fonction de la gravité et de l’intensité des troubles. Tous les troubles psychiques ne nécessitent pas une prise en charge spécialisée en psychiatrie. L’objectif est de réserver le système de santé mentale public aux situations les plus sévères, afin de le désengorger. Le système psychiatrique est saturé, en partie parce que l’offre de soins en amont est mal structurée. Or, les généralistes ne sont pas toujours bien formés sur ces sujets. Et souvent les patients ne savent pas vers quels professionnels se tourner lorsque des symptômes émergent.
Pourriez-vous détailler l’organisation optimale du système de santé ?
C. G. : Les recommandations de bonnes pratiques vont dans le sens d’une prise en charge des troubles psychiques fréquents, d’intensité modérée ou légère, comme certains troubles anxieux ou dépressifs, en soins primaires par des médecins généralistes, avec si besoin l’appui d’autres professionnels, tels que des psychologues ou des psychiatres. Les troubles plus sévères, comme certains troubles psychotiques ou bipolaires, nécessitent souvent des prises en charge multidisciplinaires avec des équipes spécialisées, telles que celles proposées dans le cadre de la psychiatrie publique. Mais pouvant également mobiliser des acteurs des secteurs médico-social et social.
Quels sont les freins actuels qui empêchent cette organisation ?
C. G. : Aujourd’hui, l’offre de premier recours peine à répondre aux besoins. Les généralistes manquent de formation pour diagnostiquer et traiter les troubles psychiques. Et les psychiatres libéraux sont inégalement répartis sur le territoire. Ce qui est aussi le cas, mais dans une moindre mesure, des psychologues.
Il y a également un manque de lisibilité de l’offre de soins. Lorsqu’une personne présente les premiers symptômes d’un trouble psychique, elle ne sait pas forcément vers qui se tourner en première intention. Il est donc essentiel d’améliorer cette lisibilité pour faciliter l’accès aux soins, réduire les retards de diagnostic et éviter les pertes de chance pour les personnes concernées.
Quels seraient les autres leviers ?
C. G. : Une des pistes est de mieux former les médecins généralistes, notamment en instaurant un stage obligatoire en psychiatrie pendant leur internat. Ce qui n’est pas le cas actuellement. Et d’aller vers une véritable formalisation d’un système de gradation des soins soutenue par des politiques dédiées. Concernant la prise en charge des troubles sévères, elle est encore trop centrée sur l’hôpital et pas assez sur l’accompagnement des personnes concernées dans leur milieu de vie. Il y a plein de leviers possibles comme le développement des équipes mobiles de soins ou les dispositifs pour faciliter leur accès au logement et à l’emploi.
Pourquoi est-il si important d’agir rapidement ?
C. G. : Plus un trouble psychique est pris en charge tôt, plus on limite le risque de chronicisation et d’aggravation. C’est pourquoi il est essentiel de pouvoir consulter dès les premiers symptômes. Et d’avoir accès à une prise en charge adaptée le plus rapidement possible. Plus on agit en amont, plus on réduit le nombre de patients qui se retrouvent dans des situations critiques nécessitant une hospitalisation.
La résolution de ce problème d’organisation permettrait-elle de sortir de la crise ?
C. G. : Cela contribuerait à améliorer la situation, mais il y a également d’autres problèmes à résoudre, au-delà de l’accès aux soins. Un autre aspect crucial concerne l’inclusion sociale des personnes souffrant de troubles sévères. Comme déjà évoqué, il faut des politiques qui garantissent leur accès à l’emploi, au logement et à une citoyenneté pleine et entière. L’idée est d’agir à la fois en amont, avec un meilleur accès aux soins précoces, et en aval, en proposant des solutions pour que ces personnes puissent construire un projet de vie qui leur correspond, malgré la présence d’un trouble psychique.
Pour tous ces sujets, la « grande cause nationale » peut-elle avoir un véritable impact ?
C. G. : Elle peut jouer un rôle clé pour améliorer la promotion et la prévention des troubles psychiques, en informant et en sensibilisant davantage le grand public. En revanche, elle ne résoudra pas à elle seule les problèmes d’organisation des soins ni le manque de moyens financiers mais surtout humains. Pour cela, il faudra aller plus loin, avec un véritable plan structuré et pluriannuel, avec des politiques interministérielles pensées sur plusieurs années. Une stratégie en ce sens est annoncée pour juin 2025, il sera intéressant de voir si elle est à la hauteur des enjeux.