
GRAND ENTRETIEN – A quelques jours de l’ouverture du 44ᵉ congrès de la Fédération nationale de la Mutualité Française (FNMF), qui se tiendra du 18 au 20 juin 2025 à Agen, son président Eric Chenut revient sur l’un des engagements fondateurs du mouvement mutualiste : la prévention. Chaque année, la Mutualité Française organise 25 000 actions préventives, ce qui en fait, après l’Etat, le premier réseau en nombre de personnes touchées. Un engagement qui conforte la place centrale du mouvement mutualiste au sein de la santé publique.
Pourquoi les mutuelles s’engagent-elles sur le sujet de la prévention ?
Eric Chenut : La question de la prévention a toujours été au cœur de l’action mutualiste. Pour une raison simple : cette prestation en nature et en services participe directement à la réponse mutualiste. La prévention permet aux gens de prendre soin d’eux pour eux-mêmes et pour leurs proches. Et de réduire par la même occasion les risques, donc de moins peser sur les montants des cotisations.
De quelle manière ?
E. C. : Dès le début, les mutualistes ont cette conscience-là : faire en sorte que les ressources mises en commun par celles et ceux qui se protègent via l’action mutualiste aient le maximum d’utilité possible. Et le meilleur moyen, plutôt que de rembourser des prestations, c’est d’éviter que les gens tombent malades en faisant la promotion de la bonne santé, et donc de la prévention.
Concrètement, comment sensibiliser les gens à la question de la prévention ?
E. C. : En s’appuyant principalement sur la connaissance. La mutualité va contribuer à diffuser les « bonnes pratiques », pour faire en sorte que les gens s’approprient ce sujet. A la fin du XIXe siècle, alors que la tuberculose faisait des ravages, les mutuelles ont non seulement financé des sanatoriums, mais elles ont surtout développé de l’information sur la maladie pour éviter que les gens ne tombent malades. Puis au début du XXe siècle, les mutualistes se sont mobilisés autour de l’accouchement sans douleur pour réduire la mortalité en couches et lutter contre la mortalité infantile. Les exemples de ce type sont nombreux, et notamment au plus fort de l’épidémie du VIH/Sida.
Quelle a alors été l’action des mutuelles ?
E. C. : Dans les années 90, avant même l’arrivée des trithérapies, c’est la Mutualité Française, à l’initiative de mon prédécesseur Jean-Pierre Davant, qui porte dans le débat public le fait de mettre à disposition de tous, y compris pour les personnes toxicomanes, des solutions de moindre risque à l’image des programmes d’échange de seringues… Il y a aussi eu une forte mobilisation mutualiste concernant les produits de substitution, appelés maintenant traitements de substitution aux opiacés, comme la méthadone. La mutualité a toujours eu cette attention. Aller où les pouvoirs publics ne vont pas forcément spontanément, vers tous les publics.
Avez-vous des exemples concrets d’appropriation par les publics de messages de prévention ?
E. C. : Dans les années 2000, la mutualité était très présente sur la santé des enfants, des adolescents, avec des campagnes comme « Bouge ton corps, bouge ton cœur ». Les gamins disaient eux-mêmes : « Bouge ton c**! » Parce qu’ils s’étaient totalement approprié la campagne. Mais au-delà du slogan, cette campagne reste une référence pour Santé publique France. Elle continue de fonctionner, elle a permis à des centaines de milliers, voire des millions de collégiens, de bénéficier d’une action concrète. Et aujourd’hui, quand on regarde les ravages de la sédentarité, il était vraiment indispensable de promouvoir cette démarche. Encore une fois, en s’adressant à des publics qui n’étaient pas forcément prioritaires dans les politiques publiques. Avec comme objectif de faire reculer les inégalités.
Comment la prévention fait-elle reculer les inégalités ?
E. C. : En faisant en sorte que les gens restent en bonne santé le plus longtemps possible, l’objectif est toujours le même : l’émancipation individuelle et collective. La possibilité pour chacun de mener son projet de vie. Et si l’on est en meilleure santé, on a plus de possibilités, plus de capacités pour le faire.
Aujourd’hui, de quelle manière le mouvement mutualiste diffuse les messages de prévention ?
E. C. : Par le biais de l’éducation populaire, nous menons des actions concrètes pour que chacun puisse s’approprier les bons gestes. En misant sur l’intelligence collective, l’information des gens, leur mobilisation. A travers nos réseaux d’élus mutualistes, de militants, de salariés, tout le monde est mobilisé. Notamment au sein de nos réalisations sanitaires et sociales, et de nos services de soins et d’accompagnement mutualistes, plus de 3 000 structures sur le territoire, qui sont aussi des lieux effecteurs de stratégie de prévention. Nous avons également des actions de formation, pour permettre ensuite aux personnes formées de relayer le message auprès d’autres. Toujours en se basant sur la connaissance scientifique et médicale. Sur des faits, pas de croyances, ni des opinions.
Comment se déroulent ces actions de prévention ?
E. C. : Chaque année, les mutuelles de la Mutualité Française mènent 25 000 actions de prévention. Après l’Etat, nous sommes le premier réseau préventif en nombre de personnes touchées. Il peut s’agir d’ateliers, de formations, d’échanges avec des professionnels de santé́… Dans le cadre de notre partenariat avec l’association Banlieues Santé, nous nous sommes appuyés sur les femmes de quartiers défavorisés pour aborder le sujet de l’alimentation. En allant sur le terrain, j’ai pu observer la fierté́ qu’elles avaient de pouvoir ensuite porter ce message à d’autres autour d’elles.
Quel constat faites-vous de la prévention en France aujourd’hui ?
E. C. : Depuis quelque temps, le sujet semble d’avantage présent dans le débat public. On en parle beaucoup, mais à mon sens, sans réelle concrétisation. Selon les remaniements ministériels, le terme de prévention va figurer, ou non, dans l’intitulé du ministère de la Santé. Or, ce n’est pas parce qu’on rajoute son nom que la prévention devient effective. Il n’y a même pas besoin de mettre « prévention » à côté de « santé ».
Pourquoi donc ?
E. C. : Parce que dans la santé, il y a forcément la prévention. C’est finalement presque dommageable de laisser penser que seul le ministère de la Santé serait en capacité, ou en devoir, de mettre en œuvre des actions de prévention. En réalité, pour viser le complet bien-être, physique, psychique, social, environnemental, ce qu’on appelle la « pleine santé », les déterminants qui en dépendent ne se limitent pas au système de santé. Deux tiers d’entre eux relèvent des politiques publiques : logement, éducation, culture, transport, infrastructures sportives… Il faut l’envisager comme un tout.
Comment cela pourrait-il se traduire dans les politiques publiques ?
E. C. : En ayant une réflexion sur l’organisation de la ville, du quartier, du village… Par exemple, pour que les gens marchent plus, il faut organiser l’espace, créer des mobilités douces. Pour le maintien à domicile, c’est pareil. Il faut des commerces à proximité, des bancs dans la rue pour faire une pause, sinon la personne âgée ne sortira pas, ne mobilisera pas ses muscles…
Qui doit être mobilisé ?
E. C. : Les départements, les collectivités territoriales, les autorités de transport, les bailleurs sociaux, les financeurs, l’Assurance maladie, les associations, les mutuelles… Un travail coopératif est indispensable. Et il commence dès la crèche, avec la réduction des perturbateurs endocriniens, les matériaux sains, l’alimentation, les couches, les produits de nettoyage. Puis à l’école, on doit apprendre aux enfants les bonnes pratiques : l’alimentation, l’activité physique, les pauses visuelles pour éviter les myopies… Tout cela n’est pas instinctif, il faut que quelqu’un vous l’explique. Et cette sensibilisation doit se poursuivre tout au long de la vie.
De quelle manière ?
E. C. : Accompagner de la même manière les étudiants, les alternants, les apprentis. Sur la vie professionnelle : la prévention des risques, mais aussi des bonnes pratiques pour rester en bonne santé. Sinon, on continuera à voir les écarts se creuser. En France, l’espérance de vie sans incapacité est très moyenne. Après 65 ans, elle est de 17 ans avec incapacité pour les hommes, et de 22 ans pour les femmes. En plus de l’aspect humain, qui est de profiter de sa retraite, de mener son projet de vie, l’enjeu est également économique.
Ces années d’incapacité coûtent très cher à la collectivité, et à la protection sociale. Mais ce problème ne se règlera pas uniquement en lançant des programmes de prévention de perte d’autonomie à 65 ou à 70 ans. L’objectif doit être maintenu tout au long de la vie… Encore une fois la démarche doit être « coopérative ». Toutes les parties prenantes doivent être associées, autour d’objectifs clairs.
De quels objectifs ?
E. C. : Aujourd’hui les campagnes nationales sont trop généralistes et couvrent des sujets trop différents… Ce n’est pas suffisamment clair. Il faut définir un objectif précis et réaliste. Par exemple, nous savons que les problèmes cardio-vasculaires sont extrêmement répandus et causent plus de 140 000 morts par an… Engageons-nous collectivement pour la prévention de ces maladies, en expliquant clairement aux gens pourquoi, en les mobilisant pour un dépistage massif… Cela veut dire aussi qu’il faut prévoir du temps médical à la hauteur de l’opération, et de rémunérer les soignants en conséquence. Il est réellement urgent de mettre en place une vraie culture de santé publique.