Ubérisation : mieux protéger les travailleurs des plateformes numériques

Ubérisation et protection sociale 123RF©
Ubérisation et protection sociale 123RF©

La pandémie a mis à l’arrêt un grand nombre d’entreprises et réduit l’activité de beaucoup d’autres. Mais certains secteurs ont connu, au contraire, un développement sans précédent. Il en va ainsi de la plupart des activités de vente et de services en ligne, issues de l’écosystème des plateformes numériques qui emploient, en France, près de 200 000 personnes au statut aléatoire et à la protection sociale réduite au minimum.

On s’est habitué, dans la plupart de nos villes, à mesure que s’avance l’heure du déjeuner ou du dîner, à croiser ce ballet de livreurs à vélo, cyclomoteurs ou trottinettes chargés, sur leur dos ou leur porte-bagages, du précieux repas que l’on a commandé, depuis chez soi, en deux ou trois clics. Casqués, portant un uniforme, ces livreurs sont jeunes, ont parfois un autre emploi, et s’affranchissent souvent des règles élémentaires du Code de la route. Car le temps, c’est de l’argent. Plus on va vite, plus on en gagne.

Damien, brancardier dans un grand établissement hospitalier de l’Est de la France, est ainsi livreur pour le compte d’une plateforme spécialisée dans la livraison de repas. Il a choisi cette deuxième activité pour compléter ses revenus. « A l’hôpital, je fais des horaires variables, mais le plus souvent, j’essaye d’être libre vers 17 h, explique-t-il. Dès que je suis rentré chez moi, j’endosse l’habit du livreur à domicile, et je finis vers 21 h. Avec les pourboires, j’arrive à me faire un complément de 200 à 300 euros par mois ». En revanche, le travail de livreur est la seule activité de son ami Salah. Lui a opté pour le statut d’auto-entrepreneur. « La plupart des gars que je connais ont adopté ce statut, dit-il. C’est pas le Pérou, mais les bons mois, même si c’est sportif, j’arrive à m’en sortir. Le cauchemar, c’est d’avoir, dans la même soirée, plusieurs livraisons à des endroits différents dans des immeubles de plusieurs étages sans ascenseur. » Ils ont vingt-quatre et vingt-trois ans et travaillent déjà depuis trois ans, ce qui constitue un seuil proche de la durée maximale d’emploi dans ce secteur. Le turn-over y est en effet important, et la durée d’emploi excède rarement cinq ans. En cause, un statut qui n’implique pas toujours de réel contrat, qui ne les reconnaît pas comme salariés, un rythme de travail qui s’intensifie, la tendance à la baisse de leurs rémunérations, la mise en concurrence des uns par rapport aux autres, et une faible couverture sociale.

15 à 30 secondes pour accepter la course

« Le travail au XXIe siècle est traversé par une évolution profonde sous l’action des outils numériques et de la représentation du travailleur comme une machine intelligente constate Jean-Luc Frouin dans son rapport sur la régulation des plateformes numériques de travail (1). L’obligation dans le travail est de plus en plus fondée sur la fixation et la réalisation d’objectifs chiffrés. Le travailleur se sent plus autonome, mais il est, d’une certaine façon, programmé, gouverné par les nombres. Sommé de réagir instantanément aux signaux dont on le bombarde pour atteindre des objectifs chiffrés déconnectés des réalités de son travail, il est bien plus exposé à l’épuisement professionnel que ne l’étaient ses prédécesseurs. Cela vaut par exemple pour le salarié de la logistique, chronométré et géolocalisé dans son entrepôt, aussi bien que pour le chauffeur VTC qui a 15 à 30 secondes pour accepter une course »

Pourtant, ces dernières années, plusieurs décisions juridiques ont tempéré le modèle de ces plateformes numériques. Un opérateur bien connu de VTC a ainsi été condamné à la fois en France, aux Etats-Unis, en Espagne, au Royaume-Uni et en Italie. A chaque fois, la justice estimait qu’un lien de subordination entre la plateforme et ses livreurs existait bel et bien, et demandait la requalification du poste en salariat. Mais ce modèle où l’employeur ne l’est plus vraiment, et où l’employé ne dispose d’aucun contrat réel, a sans doute ouvert la boîte de Pandore. Plusieurs syndicats s’en inquiètent, comme la Cgt, pour qui « le gouvernement annonce vouloir légiférer sur la question mais, sans surprise, préférant protéger les intérêts de ces entreprises, propose de mettre en place un “sous-statut” avec des “sous-droits”. Non content de ne pas répondre aux attentes des livreurs, il profite de la situation pour installer dans le Code du travail un cheval de Troie qui, à plus ou moins long terme, pourrait se généraliser à un grand nombre de salariés ». La sénatrice Nadine Grelet-Certenais le dit autrement (2) : « On estime à un peu plus de 200 000 personnes, soit 7 % des indépendants et 0,8 % des actifs occupés, le nombre de travailleurs ayant recours, pour l’exercice de leur activité professionnelle, à une plateforme numérique de mise en relation. Toutefois, ce phénomène tend à s’étendre à un nombre croissant de secteurs et ne se limite pas à ceux des voitures de transport avec chauffeur (VTC) ou de la livraison de repas, dans lesquels il est le plus visible. L’expansion de l’économie des plateformes et l’“ubérisation” du travail qu’elle suscite apparaissent donc comme un enjeu majeur. »

Mieux protéger les travailleurs des plateformes

Les mêmes questions se posent en matière de protection sociale, même si, pour une bonne part, les enjeux sont proches de ceux, bien connus, du salariat à temps partiel, des contrats à employeurs multiples ou de type CDD de courte durée. Indépendamment de l’insécurité sociale dans laquelle se trouvent les personnes concernées, ces dispositifs participent au brouillage des frontières entre travail salarié et travail indépendant, et encouragent la pratique du cumul des emplois salariés et non-salariés. Or, si en matière de protection sociale, ces travailleurs des plateformes bénéficient de couvertures obligatoires minimales, ils ont rarement droit aux indemnités journalières qui sont calculées à partir d’un revenu moyen sur trois ans, alors qu’ils connaissent souvent des parcours professionnels heurtés, ont difficilement accès au dispositif d’indemnisation des accidents du travail, alors même que les activités de livraison et de transport sont accidentogènes, et ne bénéficient, pour leur complémentaire santé, d’aucune prise en charge de la moitié de la cotisation par la plateforme, comme cela existe pour un employeur lambda. Premiers de corvée pendant la pandémie, ils n’ont pourtant pas la protection requise.

Au bout du compte, cette évolution bouscule les dispositifs de protection sociale construits pour une société où l’emploi était fondamentalement basé sur du travail salarié à temps plein, à durée indéterminée et pour le même employeur. Elle demande aux différents acteurs sociaux concernés, au premier rang desquels le mouvement syndical et le mouvement mutualiste, de réfléchir et d’innover pour mieux appréhender ce phénomène, en limiter les effets négatifs et proposer des alternatives qui puissent à la fois offrir les dispositifs de couverture sociale les plus adaptés tout en garantissant les solidarités nécessaires à tout système de protection sociale digne de ce nom.

Louis Michel

  1. https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2020/12/rapport_reguler_les_plateformes_numeriques_de_travail.pdf
  2. http://www.senat.fr/espace_presse/actualites/201912/droits_sociaux_des_travailleurs_numeriques.html