Pénurie d’effectifs, suppression d’instances de prévention… Les médecins, les inspecteurs du travail et les délégués du personnel n’ont plus les moyens d’agir.
«Rien ne progresse dans le domaine de la santé au travail. De nombreux dispositifs de surveillance nous permettent pourtant de bien connaître les difficultés existantes. Nous sommes toujours confrontés aux mêmes problèmes», se désole François Desriaux, journaliste spécialisé dans la santé au travail et ancien conseiller prud’homal.
Un constat partagé par la Cour des comptes. Dans son rapport de 2022, elle précise que «les données de sinistralité en matière d’accidents et de maladies professionnelles montrent, de manière globale, une situation qui stagne depuis le début des années 2010».
L’une des explications avancées par les spécialistes est la pénurie des acteurs censés surveiller la santé des salariés, comme les inspecteurs du travail. «Notre rôle est de prévenir les risques et de demander l’application du code du travail en matière de santé et de sécurité. Lorsqu’il y a des manquements de la part des employeurs, nous les sanctionnons», indique Valérie Labatut, responsable syndicale CGT au ministère du Travail. Mais avec une baisse de 20 % des effectifs, «et un seul inspecteur pour 12 000 salariés, c’est quasiment mission impossible», déplore Gérald Le Corre, inspecteur du travail à Rouen et responsable CGT.
Procès-verbaux sans suite
Les deux professionnels et syndicalistes évoquent les mêmes empêchements au quotidien : le manque de temps pour enquêter sur les infractions, les procès-verbaux des inspecteurs classés sans suite par le parquet… «Pour les entreprises, ce n’est pas très dissuasif de savoir que la justice ne sera pas saisie. Lorsqu’il y a des accidents graves ou une mise en danger de salariés, il faut qu’il y ait un procès». Pour Gérald Le Corre, il y a derrière cette inaction un manque de volonté politique. «Si la délinquance des cols blancs était traitée de la même manière que les infractions routière, les employeurs auraient des comportements totalement différents».
«Or, nous nous interrogeons fortement sur l’efficacité actuelle de l’outil pénal», ajoute la responsable syndicale. Autre profession sinistrée : la médecine du travail. En 2023, selon la Mutualité Française, on ne comptait que 20,4 médecins du travail pour 100 000 habitants.
«Aujourd’hui, les services de santé au travail se limitent souvent à fournir des prestations pour les entreprises, en les aidant notamment à se conformer à la réglementation. Ils ne répondent plus à une mission d’ordre public autour de la santé des travailleurs, et leurs gouvernances sont motivées par des objectifs financiers et par le nombre d’entreprises-clients qu’ils peuvent obtenir pour pouvoir prospérer», constate Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST).
La santé invisibilisée
La santé au travail est aussi confrontée à un obstacle de taille. En 2017, le président Emmanuel Macron fusionne les instances de représentation du personnel. Jusque-là, il en existait trois : le comité d’entreprise, principalement responsable des activités sociales et culturelles, les délégués du personnel qui portaient à la direction les réclamations des salariés, et le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).
«Les représentants du CHSCT pouvaient faire des visites régulières dans les locaux pour prendre le temps d’échanger avec tous les salariés», souligne Sabine Dreyfus, rédactrice en chef de la revue de référence Santé & Travail.
Le fait d’avoir fusionné ces trois représentations en un seul comité social et économique (CSE) «invisibilise forcément les questions de santé au travail, regrette-t-elle. Avant, les membres du CHSCT se consacraient uniquement à ces problématiques. Aujourd’hui, ils doivent gérer l’ensemble des sujets économiques et financiers, celui de la formation… Il n’y a plus de place pour la santé.»
Atteindre un travail soutenable
Pour François Desriaux, toutes ces entraves résultent «d’un manque de volonté politique de la part des pouvoirs publics et des entreprises. Malgré les discours, les éléments de langage, aucun d’eux ne s’attaque véritablement aux risques. Il est temps de passer à l’action.» Le journaliste spécialisé poursuit en expliquant qu’il y a une vraie prise de conscience collective sur le sujet de la santé au travail. «La mobilisation lors de la réforme des retraites nous en donne un bon indicateur. L’objectif des manifestants, en descendant massivement dans la rue, n’était pas de dire qu’ils refusaient de travailler deux ans de plus, mais surtout de dénoncer la pénibilité au travail. Et les conditions dans lesquelles ils doivent exercer leur profession, avec la crainte de pas pouvoir arriver au bout.»
Pour les observateurs, il existe plusieurs moyens d’atteindre un travail soutenable. «La soutenabilité se trouve à l’opposé de l’intensification », précise Serge Volkoff, statisticien et ergonome. Pour le bien-être des salariés, « il s’agit de prévenir toutes les formes d’altération progressive de la santé et des compétences et de faire en sorte que la vie au travail soit même l’occasion d’en développer.»
«La persistance des maladies professionnelles démontre que les politiques publiques de prévention ne sont pas assez efficaces, estime la professeure Catherine Delgoulet. Les plans ministériels successifs abordent systématiquement les questions du travail par le prisme de ses effets délétères. Il faudrait, conjointement à la prise en compte de la pénibilité, s’intéresser à ce que les personnes font réellement au travail de manière globale et de quelle façon elles peuvent elles-mêmes devenir des actrices de prévention.»
Groupe de confiance
Plutôt que de questionner uniquement l’environnement de travail et ses conséquences sur le bien-être des salariés, c’est le travail en lui-même et la façon dont il s’organise qu’il faut placer au cœur de la réflexion. Dans une usine EDF, un groupe de confiance a par exemple été créé afin de prévenir l’apparition des risques psychosociaux.
«Avec la direction, la médecine du travail et les syndicats, nous avons mis en place cette cellule pour que tous les agents puissent se confier de manière totalement confidentielle, explique Rémy Charpy, président de la Mutuelle de France Alpes du Sud et ancien salarié EDF. Le groupe intervenait comme médiateur pour gérer les conflits internes. Nous avons réussi à régler plusieurs situations difficiles, et des salariés ont même fini par se tomber dans les bras alors qu’ils n’arrivaient plus du tout à communiquer. Cette cellule a perduré plus de vingt ans.»
Malheureusement, de telles initiatives restent rarissimes et isolées. Et sans l’implication de l’employeur, pourtant tenu de préserver la santé physique et mentale de ses salariés, rien n’est possible.
COMMENT FAIRE RECONNAÎTRE UNE MALADIE PROFESSIONNELLE ?
Le salarié doit d’abord consulter un médecin qui peut reconnaître les causes professionnelles de sa pathologie. Ce dernier remplit un formulaire officiel quinze jours maximum après l’arrêt de travail. • La CPAM étudie ensuite le dossier pour déterminer s’il s’agit d’une maladie professionnelle. Des documents et des informations complémentaires sont alors réclamés au patient. Les délais de réponse peuvent être longs puisque la CPAM dispose, au total, de 120 jours pour se prononcer. • Si le salarié obtient cette reconnaissance, il pourra recevoir «des indemnités journalières plus élevées qu’en cas de maladie non professionnelle» ou «une indemnisation spécifique liée à son incapacité permanente». • En cas de refus, le dossier est automatiquement envoyé au comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP). Parmi les recours existants, il est possible de saisir la Commission de recours amiable de sa caisse d’Assurance maladie (CRA), ainsi que le pôle social du tribunal judiciaire.