« Sans mobilisation exigeante et tenace, tout reviendra comme avant », affirme la sociologue Colette Bec

Colette Bec
Colette Bec

La sociologue, spécialiste de la sécurité sociale, se félicite du fait que notre système de santé ait tenu et que notre protection sociale joue encore une fois son rôle d’amortisseur. Mais elle craint que notre modèle solidaire ne puisse encore longtemps à assumer ce rôle face à la remise en cause des trois piliers de l’Etat social que sont le droit du travail, la Sécurité sociale et les services publics.

Chacun a sa lecture de la crise que nous traversons. Quelle est la vôtre ?

Dans les différentes analyses sur la crise que nous vivons, un adjectif fait florès, « exceptionnelle ». Exceptionnelle, elle l’est effectivement par sa dimension planétaire, sa brutalité, ses effets sur les terrains économiques, sociaux. Elle révèle des inégalités que l’on connaissait mais dont on avait tendance à s’accommoder. Je voudrais souligner deux points qui me paraissent essentiels et liés : la fragilité de notre société qui semble prise au dépourvu, non préparée, non armée pour affronter une difficulté de cette ampleur et l’appel qu’elle adresse à un Etat accusé d’être impréparé et… dont on attend tout.

Cette question de l’Etat est centrale : délégitimé, impuissant, disait-on, « en faillite » même, selon un ancien Premier ministre, il était invité à se mettre en retrait depuis un certain temps car il était perçu plus comme un problème que comme une solution. Dès les années 1980, il soumet peu à peu aux règles du new public management  l’ensemble des institutions (université, hôpital, Sécurité sociale et autres services publics), leur impose une cure d’austérité et des objectifs définis selon les critères et la méthode de gestion du secteur privé. Ce qui s’accompagne, et c’est logique, d’un mouvement d’ouverture, d’appel au privé supposé par essence plus performant. On pourrait citer les « délégations de service public », les « partenariats public-privé »… qui se soldent rapidement par une dégradation de certains services publics (« l’hôpital-entreprise » en est l’exemple le plus caricatural) ou la fermeture de beaucoup d’autres.

Mais, et c’est paradoxal, loin de s’effacer, l’Etat est devenu toujours plus présent. Facilitateur d’une mondialisation économique qui le ruine en retour, il acquiert le statut d’Etat brancardier développant des filets de sécurité pour les « perdants » de la mondialisation.

« L’État amortit le choc de cette logique néolibérale qui subordonne l’ensemble de la société aux logiques marchandes et aux contraintes gestionnaires qui en découlent. Les mêmes qui l’accusaient de remplir une fonction d’assistanat lui font aujourd’hui jouer ce rôle d’amortisseur. »

Or, il y a peu, une telle fonction n’était jugée acceptable ni philosophiquement – car contraire à la responsabilité individuelle – ni économiquement dans un contexte de concurrence mondiale !

Les choses vont-elles changer ? « L’Etat paiera », a dit le président de la République. Mais encore ? S’agit-il d’un changement de conception du rôle de l’Etat ? Quelle est la demande exacte qui lui est adressée ? Toute la question est là. S’agit-il de la reconnaissance de la fonction stratégique d’un Etat dans une société démocratique, capable de définir un intérêt général et d’assurer la sécurité ou est-il destiné à se transformer en une simple agence de moyens qui distribue de l’argent pour passer le cap, pour repartir comme avant ?

Notre modèle de protection sociale nous permettra-t-il de tenir ?

Notre système sanitaire a tenu le choc, mais au prix d’un engagement exceptionnel de l’ensemble du personnel hospitalier. Quant à la protection sociale, elle montre encore une fois son rôle d’amortisseur, ce qui n’est pas rien. Quel aurait été le sort des millions de salariés du privé sans travail du fait du confinement ?

« Mais jusqu’à quand pourra-t-il tenir ce rôle ? Depuis plusieurs décennies, la remise en cause des trois piliers de l’État social que sont le droit du travail, la Sécurité sociale et les services publics n’a pas cessé. »

Ils ont vu vaciller leurs fondements politiques et philosophiques, serais-je tentée de dire, en soumettant de plus en plus le système à la loi du libre-échange. Sous couvert de réformes visant à adapter l’Etat social au XXIe siècle, à le rendre plus efficace, on l’a mis en peine de remplir pleinement sa fonction. On ne l’a pas traité comme « une création continue », ainsi que le plaidait inlassablement Pierre Laroque, mais comme un secteur à soumettre aux impératifs budgétaires et gestionnaires en vigueur. Et on le voit dans cette période particulière, cela ne peut pas aller sans dégâts massifs.

Certains disent qu’il y aura un avant- et un après- Covid-19. Que plus rien ne sera jamais comme avant. D’autres ne le pensent pas. Quelle est votre position ?

Si, dans un premier temps, l’atmosphère du « demain, rien ne sera plus comme avant » du fait de la violence du choc m’a mise dans un optimisme relatif, je dois avouer qu’il s’est vite évanoui ! Le séisme économique qui s’annonce et dont on peut déjà percevoir les premiers éléments : chômage, amplification des inégalités, risque d’explosion sociale… laisse craindre le pire. L’urgence va être décrétée et l’urgence n’est jamais bonne conseillère ! On entend beaucoup de voix prêcher la nécessité d’une surcroissance, d’un temps de travail augmenté… pour revenir à la situation de production et de consommation antérieure. Le vieux logiciel n’a pas dit son dernier mot.

C’est dans ce contexte que l’annonce aussi tonitruante que lourde de menaces, du déficit de 41 milliards pour la Sécurité sociale m’alarme. Va-t-on à nouveau appréhender la Sécurité sociale uniquement à partir de son déficit dont la réduction sera posée comme seul objectif ? Renouant en cela avec l’association : Sécu = trou.

«A-t-on oublié que c’est avec la Sécu que l’État a financé les mesures “ gilets jaunes ” et que c’est elle qui supporte depuis deux mois une très grande partie des coûts de la crise sanitaire avec des recettes réduites du fait du report des cotisations patronales, de l’activité réduite…»

Va-t-on à nouveau nous expliquer que, pour la « sauver », il faut lui faire subir une cure d’amaigrissement, laisser une plus grande place aux assureurs privés, fragmenter le système pour couvrir tout le monde… ? Les préoccupations prioritairement budgétaires et gestionnaires ouvrant la porte à une marchandisation de la protection vont-elles prendre le pas sur le débat doctrinal que la situation mérite : comment adapter le principe de solidarité à la société actuelle ? Comment le faire vivre dans un environnement brutalement bouleversé ?

Quelle tendance va l’emporter ? Celle qui milite pour tirer les leçons de ce qui s’est passé et faire les remises en cause, les adaptations qu’appelle la situation ? Ou celle qui prône le retour le plus rapide à la « normale », remettant à plus tard le temps de l’analyse et du débat ? Si c’est cette dernière, on peut craindre, et je le crains, le pire, une accélération et une aggravation de la réorientation entamée dès les années 1970 dont je parlais précédemment.

Le « jour d’après » quels seront, selon vous les changements à mettre en œuvre dans l’urgence, puis dans le court et moyen  terme ?

Sans mobilisation exigeante et tenace, tout redeviendra comme avant. Les intérêts en jeu sont trop forts pour disparaître spontanément. Souvenons-nous qu’aucune leçon n’a été tirée de la crise de 2008. Le précédent du discours de Toulon et ses promesses sans suite devraient nous inciter à la vigilance, à la prudence. Nicolas Sarkozy y prenait acte de « la fin d’un capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l’économie et avait contribué à la pervertir. » Il ajoutait que « l’idée de la toute-puissance du marché qui ne devait être contrarié par aucune règle, par aucune intervention politique, était une idée folle. L’idée que les marchés ont toujours raison était une idée folle » (25 septembre 2008).

Comment ne pas craindre que le vœu du président Macron que certains biens et services soient « placés en dehors des lois du marché » (12 mars 2020) connaisse le même sort ? A mes yeux, sans un diagnostic approfondi avec les acteurs du système de santé et de protection sociale dont la pandémie offre l’opportunité, sans une mobilisation citoyenne contre un retour rapide « à la normale », nous ne comprendrons pas comment nous en sommes arrivés là. Or c’est un préalable pour penser un futur autre. Sans ce travail, je crains qu’il n’y ait pas de changement.

Cette pandémie est sans doute l’occasion d’affronter le double handicap dont souffre la Sécurité sociale. Elle est victime depuis quatre ou cinq décennies d’un processus de délégitimation politique continu. L’absence de courage politique, droite et gauche confondues, pour la réformer, c’est-à-dire adapter ses principes à la société actuelle, l’a réduite à un boulet financier. Mais elle souffre aussi, me semble-t-il, d’une méconnaissance profonde de la part de la population. Cette ignorance du fonctionnement de l’institution est notée très tôt, dès les premières élections d’après-guerre. N’est-ce pas paradoxal, quand tous les sondages soulignent l’attachement renouvelé d’une grande majorité de la population à la Sécu ? Non, la Sécu est bien perçue comme une institution essentielle à la liberté individuelle. A ce titre-là, elle est défendue comme un droit à préserver. Sans que son pendant, le devoir de solidarité, soit toujours évident pour chacun. L’exigence éducative pour laquelle Pierre Laroque a milité toute sa vie – il en faisait « la condition » de réussite et de préservation de cette institution vouée à la transformation sociale –  n’a jamais reçu de véritable concrétisation.

Dans la situation qui s’ouvre, « l’éducation à la solidarité », pour reprendre son expression, devrait être placée parmi les priorités, car c’est un des moyens indispensables pour mobiliser la société,  particulièrement les jeunes générations, les amener à ne plus laisser les débats sur ce type de politique aux seuls experts.