Gérald Tenenbaum : « On peut rêver à un virage radical vers la solidarité universelle »

Gérald Tenenbaum, par David Ignaszewski © Agence Koboy
Gérald Tenenbaum, par David Ignaszewski © Agence Koboy

A la fois mathématicien et écrivain, Gérald Tenenbaum vient de publier, au sujet du Covid-19, une tribune autour de la notion de « croissance exponentielle » dont il pointe la « mystification », dans le journal Libération.

Du double poste d’observation que vous occupez, comment analysez-vous les causes de la crise sanitaire et sociale que nous traversons, et notamment l’absence de mémoire des grandes épidémies qui semble avoir saisi les sociétés modernes ? 

Je ne parlerais pas de mystification mais d’incompréhension globale vis à vis de notions scientifiques, mathématiques en particulier, que les commentateurs professionnels et chaînes d’information brandissent à longueur d’antenne et qui engendrent des réactions émotionnelles, voire passionnelles, sans lien avec la réalité. La croissance exponentielle, par la seule résonance des mots, suscite une peur irraisonnée. Pourtant des phénomènes plus tranquilles et bien connus relèvent de cette dynamique, comme par exemple le bouche-à-oreille. Plus grand est le nombre de personnes promouvant un produit culturel ou commercial parmi leurs relations, plus grande est l’imprégnation dans l’opinion. Mais si trop de monde a connaissance du produit, la progression marque le pas, la fameuse courbe parvient à un plateau, et celle de de l’accroissement par unité de temps s’affaisse.

D’une manière générale, notre société numérique est excessivement perméable aux données chiffrées. Un nombre seul ne signifie rien s’il n’est pas assorti d’une mise en perspective, d’une réflexion et, in fine, ne donne pas lieu à un jugement.

Considérez par exemple le pourcentage supposé de l’immunité collective, dont les médias ont, des semaines durant, rabâché à l’envi qu’il se situait entre 60 et 70%. Personne ne s’est enquis de la manière dont cette valeur avait été calculée. Des études récentes, l’ont ramenée en dessous de 20 %, et probablement en dessous de 10 %. L’explication en est que le modèle de la grippe n’est pas pertinent pour le covid-19, et que ni la contagiosité ni la vulnérabilité ne sont homogènes dans la population.

Un autre exemple édifiant est celui du pourcentage de la population qui a été en contact avec le virus. Nous avons été bombardés du chiffre de 5,7%, une valeur précisée au millième, alors que les tests étaient très fragmentaires et les données concernant les asymptomatiques lacunaires. Les épidémiologues de l’institut Pasteur avaient d’ailleurs donné une fourchette, entre 3,6 % et plus de 10%, elle-même sans doute à mettre en question. Mais rien n’y a fait, c’est cette valeur de 5,7% qui était répétée ad libitum sur toutes les chaînes et sur laquelle les « experts » étaient appelés à se prononcer.

«La démocratie, ce n’est pas seulement le pouvoir au peuple, c’est la gouvernance par le débat, c’est le pouvoir à la parole, à la réflexion, à l’échange, à l’opinion dans la maîtrise d’elle-même. Or nos sociétés d’expertise fonctionnent sur le modèle des agences de notation économique, elles oblitèrent progressivement les grands récits narratifs, moraux, philosophiques, artistiques, politiques, qui nous ont portés et construits».

Une valeur chiffrée n’est pas un récit, elle n’ouvre pas la voie au débat, elle ne suscite pas une réflexion mais une exécution. Comme le disait fort justement le philosophe Georgio Agamben, « Le citoyen libre des sociétés démocratico-technologiques est un être qui obéit sans cesse dans le geste même par lequel il donne un commandement » —Qu’est-ce que le commandement ?, Rivages, 2013.

Plus que l’absence de mémoire, ce qui me semble funeste dans l’évolution de nos sociétés, et que la crise sanitaire met cruellement en évidence, c’est l’addiction à une pensée linéaire, réductrice, dans laquelle tout se mesure sur une échelle graduée. Tranché par des évaluations expertes, le débat est mort-né ; la pensée est orpheline. Comme le disait amèrement Camus dans La Chute : « Nous sommes lucides. Nous avons remplacé le débat par le communiqué. »

Quels sont les éléments qui vous ont le plus marqué pendant cette période ? 

J’ai été particulièrement frappé par le retour en fanfare du rôle de l’État, que le néolibéralisme voudrait non pas réduire, comme on l’entend souvent, mais asservir aux impératifs du marché, à l’idéologie d’une concurrence universelle, libre et non faussée. 

Une première indication nous est parvenue pendant la crise des Gilets Jaunes : alors que les caisses de l’État étaient « vides », le gouvernement a soudain sorti de son chapeau 10 milliards pour éteindre la colère. 

Ensuite, on nous a présenté la réforme des retraites comme une absolue nécessité parce que le système de protection sociale, à l’équilibre actuellement, risquait d’être en déficit de plusieurs milliards dans quelques années — d’ailleurs sous l’effet d’une baisse de la contribution étatique. On ne pouvait plus vivre à crédit, il fallait agir. Nos dirigeants étaient prévoyants et nous protégeaient dès aujourd’hui d’une catastrophe inéluctable, annoncée pour demain.

Or que se passe-t-il ? Les milliards ne se comptent plus à l’unité, mais par centaines, voire par milliers. La dette ? Elle sera remboursée « plus tard ». Elle n’a « pas de plafond », comme l’a déclaré le ministre du budget.

Est-ce un épiphénomène ou une prise de conscience durable que le monde édifié par l’économie néolibérale globalisée est néfaste, sinistre et voué à l’effondrement ? L’avenir, que les experts semblent connaître comme leur jardin, nous le dira. Mais, cet épisode porte à réfléchir sur le discours politique, notamment gouvernemental, dans lequel les intervenants s’appuient sur un modèle microéconomique, comme celui des ménages ou des entreprises, pour convaincre les électeurs du bien-fondé d’options fondamentalement relatives à la macroéconomie, et donc à des choix globaux de société.

On ne compte plus les contributions, tribunes, études diverses sur le « monde d’après ». Quel serait le vôtre ? 

On peut rêver à un virage radical vers le respect de la planète, la solidarité universelle, l’attribution des fonds publics au service public, dont la finalité — être au service du public — serait enfin retrouvée au lieu de lui prescrire le profit comme à une entreprise privée.

«On peut rêver que l’éducation, la santé, la culture et la justice (re)deviennent, même pour les plus féroces financiers, des terres d’investissement et ne soient plus considérés comme des charges et des freins à la sacro-sainte croissance, seule planche de salut pour l’avenir de nos sociétés. On peut rêver à l’affermissement de notre capacité à penser dans la nuance, la diversité, la confrontation, la multiplicité des sens et l’interpénétration des idées».

On peut rêver que l’économie réelle supplante enfin la virtuelle, que les entreprises humaines se développent au service de l’humain, que les taux de profit et les dividendes perdent leur attrait d’objectifs en eux-mêmes. On peut rêver que soit retrouvée la fonction de l’art, dont Roland Gori dit fort justement qu’il est seul à pouvoir nous sauver de l’imposture. On peut rêver encore que nous puissions nous ressourcer par la fréquentation des vrais poètes, peintres, sculpteurs et musiciens, tous ces magiciens qui transforment non le monde, mais notre vision du monde, et qui nous aident à respirer.

Oui, on peut rêver… Mais quels prodiges d’audace et d’intelligence seront-ils nécessaires pour transformer à ce point un monde à la dérive ? Saurons-nous utiliser pour notre sauvegarde, et non pour notre perdition, les fabuleuses possibilités offertes par la technologie ? Où sont ceux qui conduiront une politique aussi fondamentalement divergente ? Et verrons-nous, dans une nouvelle nuit du 4-août planétaire, capitaines et soldats du capital abandonner leurs privilèges sur l’autel de l’humanisme ?

Mais bon, on peut encore rêver, puisque ce n’est pas interdit.

Deniers ouvrages parus :

  • Des mots et des maths, essai, Odile Jacob (2019), 206 pp. 
  • Reflets des jours mauves, roman, Héloïse d’Ormesson (2019), 200 pp.