Dominique Méda, sociologue : « Cette réforme des retraites est inappropriée, brutale et injuste »

Dominique Méda, sociologue, photo DR
Manifestations à Paris, mars 2023. Photo DR

Pour la sociologue, le projet de réforme des retraites présenté par le gouvernement est inadapté et arrive à un moment particulièrement mal choisi. Si cette réforme provoque une réaction aussi explosive, c’est qu’elle nie et révèle à la fois la grave crise du travail en France.

Dominique Méda, sociologue © DR

Dominique Méda est professeure de sociologie et directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales à l’université Paris-Dauphine-PSL.

Sur le sujet du travail, elle a notamment publié, Réinventer le Travail (PUF, 2013), avec Patricia Vendramin, Le Travail (Que sais-je ?, PUF, nouvelle édition 2022) et le Manifeste travail (Seuil, 2020) avec Isabelle Ferreras et Julie Battilana.

(photo : Dominique Méda, sociologue © DR)

Quel est votre point de vue sur la réforme des retraites telle que le gouvernement la présente aujourd’hui ?

Dominique Méda : Je pense, en tant que chercheuse spécialiste des politiques sociales, du travail et de l’emploi, que cette réforme est inappropriée, brutale et injuste.

  • Inappropriée parce que le moment est vraiment très mal choisi. Les Français ont été traumatisés par trois années de crises : crise sanitaire, crise géopolitique, crise économique, crise écologique. Dès lors, ils ne comprennent pas pourquoi il faut engager une réforme des retraites aussi dure avec une telle précipitation, alors que de telles mesures exigent un diagnostic partagé, des négociations, du temps et qu’il n’y a de surcroît aucune urgence.
  • Le Conseil d’orientation des retraites – le COR, l’instance indépendante chargée d’analyser le système de retraites français –, a en effet rappelé, dans son dernier rapport, qu’il n’y avait pas de dynamique non contrôlée des dépenses. Entre 2032 et 2070, leur part devrait rester stable voire diminuer malgré le vieillissement de la population. Le COR précise aussi que « selon les préférences politiques, il est parfaitement légitime de défendre le fait que ces niveaux sont trop ou pas assez élevés, et qu’il faut ou non mettre en œuvre une réforme du système de retraite ».
  • Ensuite, le gouvernement a présenté ces mesures en mobilisant le registre de la justice alors qu’il s’agissait d’allonger de deux ans le temps de travail pour de nombreuses personnes, y compris celles qui avaient prévu de prendre leur retraite très prochainement.

Et si le registre de la justice était mal choisi, c’est parce que le recul de l’âge légal est précisément une des mesures les plus injustes puisqu’elle oblige celles et ceux qui ont commencé à travailler tôt ou qui ont eu les carrières les plus hachées et interrompues (en particulier les femmes) à travailler beaucoup plus longtemps.

  • Enfin, plusieurs chercheurs ont proposé des mesures alternatives : légère augmentation des cotisations, augmentation de la CSG des retraités les plus aisés, taxation sur le capital et sur les superprofits, l’idée étant que trouver douze milliards. Ce qui n’est pas très difficile étant donné les fortes baisses d’impôts et les amples aides aux entreprises que le gouvernement a consenti ces dernières années.
  • En résumé, on aurait pu ouvrir une discussion sereine et nourrie, avec les syndicats et les différentes composantes politiques pour trouver les meilleurs ajustements, sans aucune urgence.

C’est ce qui explique une telle réaction de la population ?

Dominique Méda : Si cette réforme provoque une réaction aussi explosive c’est qu’elle nie et révèle à la fois la grave crise du travail en France. De très nombreuses personnes sont désespérées à l’idée qu’il leur faudra travailler plus longtemps car elles ne le peuvent tout simplement pas. Elles risquent donc de devoir passer plus de temps au chômage ou avec des minima sociaux en attendant la retraite.

  • La France se distingue par un niveau de violence et de discrimination élevé dans le travail, un faible soutien de la part des collègues et une rémunération jugée pas à la hauteur des efforts consentis. 45 % des Français seulement trouvent qu’ils sont « bien payés pour les efforts qu’ils fournissent et le travail qu’ils font », contre 68 % des Allemands et 58 % des Européens.

  • Enfin, la France se singularise par une proportion beaucoup plus importante qu’ailleurs d’un type d’organisation du travail caractérisé par une autonomie et une participation plus faible. Les travailleurs n’ont que très peu d’influence sur leur propre travail et les décisions de leur entreprise. La qualité de l’emploi en France est finalement une des pires en Europe : presque 40 % des actifs se trouvent dans un emploi « tendu », où les exigences sont plus élevées que les ressources permettant d’y répondre.

  • Il semble donc qu’il aurait été beaucoup plus raisonnable pour le président de la République et le gouvernement français de prendre d’abord à bras le corps la question de la crise du travail et de montrer leur volonté de la traiter en profondeur avant de proposer les ajustements financiers et comptables qu’une société rassurée n’aurait sans doute pas manqué d’accepter.

Comment expliquer que la parole des syndicats ne soit pas entendue par le gouvernement ?

Dominique Méda : Le gouvernement a pris sa décision et ne semble pas désireux de bouger. Il pense que les syndicats n’ont qu’une légitimité limitée. Récemment, le président de la République a mis en cause le corporatisme dont il laisse penser que les syndicats seraient les représentants. Cela est très grave car, déjà, les adhérents aux syndicats ne sont pas extrêmement nombreux dans notre pays – alors que les corps intermédiaires sont absolument nécessaires, mais cela risque d’alimenter des réactions de la « base » qui ne seraient plus médiées par les syndicats.

On a l’impression que le président de la République a une représentation de la société très fonctionnaliste où un gouvernement prend les bonnes décisions qui s’imposent verticalement, sans médiation, aux individus. C’est une représentation inappropriée et dangereuse.

Les Français ont profondément changé leur rapport au travail cherchant à concilier activité professionnelle, vie sociale et personnelle. Comment explique-t-on ce changement ?

Dominique Méda : Personnellement, je ne parle pas de changement du rapport au travail mais d’une accentuation des tendances antérieures sous l’effet du Covid et des différentes crises. Depuis longtemps, les Français déclarent leur attachement au travail en même temps que leur souhait que celui-ci s’intègre bien dans le reste de leur vie. Les vagues 1990, 1999, 2008 et 2017 de l’enquête sur les valeurs des Européens montrent que les Français sont parmi les Européens les plus nombreux à accorder de l’importance au travail :

  • plus de 60 % des personnes interrogées déclaraient en effet que le travail est très important en 1990.
  • En 1999, elles étaient 70 %, 67 % en 2008 et 62 % en 2018.

La France se différencie en cela fortement de l’Allemagne, du Royaume-Uni et des pays nordiques.

  • Mais la valeur travail est concurrencée par d’autres activités. Dans les conclusions tirées de notre programme de recherche, en 2008, nous montrions en effet déjà que le travail était concurrencé par d’autres activités et nous préférions parler du caractère polycentrique de l’existence plus que de centralité du travail. En 1999, les Français étaient certes parmi les plus nombreux en Europe à déclarer le travail très important, mais ils étaient aussi près de 70 % à souhaiter que le travail prenne moins de place dans leur vie.

  • Ce paradoxe français s’explique par la montée régulière de l’aspiration à une meilleure conciliation entre vie professionnelle, vie personnelle et familiale, mais aussi par la mauvaise qualité des conditions de travail, confirmée depuis par toutes les enquêtes. En 2006, en exploitant l’enquête Histoire de vie – Construction des identités (Insee/Ined), nous avions par ailleurs mis en évidence que lorsque l’on demande aux personnes si pour elles « le travail est plus important que tout le reste », seules 3,6% répondent positivement pendant que 66 % indiquent que, pour elles, « le travail est moins important que d’autres choses (vie familiale, vie sociale, vie personnelle) »

Pourquoi ce changement n’est-il pas pris en compte aujourd’hui dans les réflexions en cours sur le travail ?

Dominique Méda : Cela semble n’intéresser personne et surtout pas nos gouvernants. Alors que c’est un sujet absolument essentiel. Malgré ce que l’on lit trop souvent çà et là (les Français ne passeraient qu’une partie minime de leur vie au travail), l’emprise du travail sur nos vies est très forte, et détermine la qualité du temps hors travail. Le travail détruit la vie et dégrade la santé de trop de personnes. Il est devenu insupportable pour trop de gens. Cela explique la puissance des réactions aux annonces sur la retraite.

Certains ne peuvent pas travailler plus longtemps. Ils sont déjà trop abîmés. Donc ils vont passer plus de temps au chômage ou au RSA en attendant la retraite. C’est terriblement injuste. Quand il avait voulu que soit réformé le compte personnel de prévention de la pénibilité, Emmanuel Macron avait indiqué qu’il ne partageait pas cette idée que le travail serait pénible. Mais il est urgent que lui-même et les responsables politiques lisent les résultats des enquêtes qui sont très clairs.

Enquête française sur les conditions de travail, enquête européenne sur les conditions de travail, enquête Sumer, sans compter les travaux du CCET, et d’un très grand nombre de chercheuses et chercheurs. Mais ces questions sont sous-enseignées, méprisées, sous-valorisées.

Cette tendance touche-t-elle plus particulièrement les jeunes générations ?

Dominique Méda : La jeune génération serait, si l’on en croit diverses publications médiatiques, désengagée, démotivée, en retrait du monde de l’entreprise et plus généralement du travail. C’est précisément pour mettre cette idée à l’épreuve – déjà en vogue au début des années 2000 – que nous avions engagé, sous la responsabilité de Patricia Vendramin, un programme de recherches sur le rapport des européens au travail. Au terme de cette recherche, plusieurs éléments apparaissaient clairement.

  • D’abord, le fait que toutes les époques ont été le théâtre d’une telle condamnation de la jeune génération : en 1974, Jean Rousselet publiait L’allergie au travail et en 1975 paraissait un Cahier du Centre d’études de l’emploi intitulé Les jeunes et l’emploi qui présentait les résultats d’une vaste enquête sur le rapport des jeunes au travail.

  • Dans notre enquête menée en 2007 auprès des jeunes européens, en particulier auprès des jeunes français, nous étions parvenus aux mêmes conclusions. Contrairement à tous les propos entendus ad nauseam, les jeunes apparaissaient bien plus attachés au travail que les autres générations. Les jeunes Français arboraient le même tiercé que les autres générations concernant le travail : bien gagner sa vie, avoir un travail intéressant, travailler dans une bonne ambiance, mais leurs attentes étaient plus intenses que celles des plus âgés. Ils étaient plus nombreux que les autres générations à accorder de l’importance au travail, à plébisciter les dimensions expressives du travail et à vouloir éviter que le travail n’empiète trop sur le reste de leur vie.

  • A l’époque, les jeunes apparaissaient plus concernés que les autres générations par le sens du travail et son utilité pour la société. En revanche, la catégorie jeunes était fortement fragmentée selon la trajectoire scolaire et professionnelle. C’est ce que confirment les travaux récents publiés par l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation Populaire (Injep) à partir de l’exploitation de l’enquête « Génération » réalisée par le Cereq en 2016 : les jeunes restent fortement attachés au travail mais souhaitent que celui-ci constitue une source de développement personnel, de construction identitaire et plus généralement de bien-être.

  • Ils sont particulièrement attachés à l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle. L’attention qu’ils portent à la sécurité de l’emploi s’explique par le caractère de plus en plus difficile, pour certains, de leur insertion dans la vie active où les stages, les CDD et les périodes de chômage se succèdent. Confortant les résultats de l’enquête que nous avions menée en 2007, les travaux récents de Julie Bene pour l’Injep montrent les profondes distinctions à l’œuvre dans le rapport au travail des jeunes. Alors que ceux qui occupent les positions professionnelles les plus favorables mettent en avant l’équilibre entre travail et hors travail, les relations entre collègues, l’intérêt du poste ou l’autonomie (comme en témoignent les prises de position médiatiques des jeunes diplômés qui refusent de travailler dans des entreprises qui produisent des biens et services inutiles ou toxiques), ceux qui ont des situations professionnelles plus difficiles mettent davantage l’accent sur le niveau de rémunération ou la sécurité de l’emploi. Comme les plus âgés, leur comportement ne manifeste en rien un retrait du travail ou un désengagement, mais une tentative d’échapper à des conditions de travail non soutenables.