Réforme de la santé au travail : « Une terrible régression » pour Jean-Michel Sterdyniak du Syndicat national des Professionnels de la Santé au Travail

Viva Magazine
© Viva Magazine

Actuellement débattue à l’Assemblée nationale, la proposition de loi Lecocq et Grandjean (deux députées LREM) fait suite à l’accord national interprofessionnel (ANI) du 9 décembre 2020 signé par le patronat et les syndicats de salariés, à l’exception de la CGT. Sous le titre prometteur de « proposition de loi pour renforcer la prévention en santé au travail », le contenu du texte organise au contraire « une terrible régression » selon le Dr. Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire national du Syndicat national des Professionnels de la Santé au Travail.

Ce dernier estime que cette réforme « n’impose rien aux employeurs en matière de prévention primaire et vise essentiellement à les sécuriser juridiquement ». Il pointe en outre une disposition qu’il juge « scandaleuse » : l’accès du DMP tenu par le médecin généraliste au médecin du travail. « C’est la mise en place d’une médecine du travail de contrôle et de tri » car il est énoncé que cela permettra d’avoir connaissance « des traitements ou pathologies incompatibles avec l’activité professionnelle ».

– Vous dénoncez le décalage entre l’affichage de cette proposition de loi qui se dit « pour renforcer la prévention en santé au travail » et son contenu régressif. Qu’en est-il exactement ?

La contradiction entre l’affichage et la réalité du texte est totale. Dans l’exposé des motifs de la proposition de loi, on peut lire : « Le moment est venu de faire de la France l’un des pays les plus performants et innovants en Europe en matière de prévention dans le domaine de la santé au travail ». Et de renommer les « services de santé au travail » (SST) en « services de prévention et de santé au travail » (SPST). Mais, dans son contenu, le texte constitue une terrible régression.

D’une part, la proposition de loi ne parle pas de l’essentiel, c’est-à-dire de l’explosion des risques psycho-sociaux, de la pénibilité du travail dont les indicateurs en France sont mauvais, des conditions de travail, des inégalités de santé liées au travail et de la sous-déclaration des maladies professionnelles. 

D’autre part, cette réforme n’impose rien aux employeurs en matière de prévention primaire, soit de réduction des risques à la source. La prévention primaire est ici réduite à la surveillance du marché des équipements de protection individuelle (article 7). On part du principe que les conditions de travail ne peuvent pas s’améliorer. 

Ce qui semble guider l’ensemble de la réforme, c’est la sécurisation juridique de l’employeur. Ainsi, les licenciements pour raisons médicales sont renvoyés à des problématiques individuelles, alors que le non respect par les entreprises de l’obligation de reclassement est une réalité. On peut ajouter la création d’un « passeport de prévention » (article 3) listant les formations suivies par le salarié, qui va permettre de dégager la responsabilité de l’employeur en cas de maladie ou d’accident. De même, la visite de pré-reprise après un arrêt maladie (article 18) devient à l’initiative de l’employeur, alors qu’elle se faisait jusqu’à présent sous la houlette des seuls services de médecine du travail.

– Vous critiquez sévèrement l’ouverture du DMP (Dossier médical partagé) tenu par le médecin généraliste au médecin du travail. Quel est le danger ?

Cette disposition est véritablement scandaleuse. Selon cette proposition de loi, le DMP (Dossier médical partagé) va devenir accessible aux médecins du travail. Il est clairement écrit, à l’article 11, que cela doit permettre à la médecine du travail d’avoir connaissance « notamment des traitements ou pathologies incompatibles avec l’activité professionnelle ». C’est la mise en place d’une médecine de contrôle et de tri, très largement inspirée des théories du XIXème siècle sur « l’orientation biologique de la main d’œuvre » qui ont servi de base à la création de la médecine du travail par le régime de Vichy. Certes, il est mentionné que cela ne se fera pas sans l’accord du salarié. Mais, on imagine bien qu’il sera difficile de refuser. 

Cet article 11 est emblématique d’un état d’esprit. Il y a un manque de confiance dans la capacité du salarié à gérer sa propre santé et à être honnête avec le médecin du travail. Cela sous-entend que le salarié cache des choses. En outre, et c’est très grave, cela pourrait conduire à une certaine défiance des patients vis-à-vis de leur médecin généraliste. Si votre emploi dépend de ce que vous lui confiez, vous allez hésiter à lui parler. A titre personnel, si cette mesure est adoptée, je me refuserai à consulter le DMP. 

– La possibilité de recourir à des médecins dits « correspondants » qui pourraient faire de la médecine du travail est aussi une source d’inquiétude. Que craignez-vous ?

Dans son article 21, le texte dit que des médecins praticiens correspondants (MPC) ayant une formation adéquat pourront faire des consultations de médecine du travail en complément de leur activité principale. Cela veut dire qu’un salarié pourra être suivi par un médecin qui ne connaît pas l’entreprise et n’a aucun poids pour améliorer les conditions de travail. Cette mesure ne peut que renforcer l’invisibilisation des liens entre mauvaises conditions de travail et atteintes à la santé. 

Comme on manque de médecins du travail, le législateur pense que cela permettra à l’entreprise d’avoir rempli son obligation légale. Mais, cette consultation est un déni des compétences du médecin du travail. Et l’on peut s’interroger sur les dysfonctionnements que cela peut causer, le MPC étant placé en dehors de l’autorité du médecin du travail tout en ayant la même mission. Sans compter que les médecins généralistes sont eux-mêmes débordés, notamment dans les déserts médicaux. Je suis plus que sceptique : la somme de deux pénuries ne fait pas un excès. MG-France, premier syndicat chez les généralistes, a d’ailleurs fait part de son opposition à cet article 21.