Avec la crise sanitaire, on assiste à une croissance spectaculaire des téléconsultations médicales et de l’usage des outils numériques en santé par les Français (Dmp, connexions au compte Ameli…). Mais quand on sait que 13 millions de personnes sont éloignées du numérique en France, la question de l’égal accès de tous au système de soins se pose. Pour Olivier Babinet, expert en transformation des organisations sanitaires et co-auteur de La e.santé en question(s), la lutte contre la fracture numérique est « un défi à relever » car on peut dire que « la e.santé est désormais constitutive du système de soins ». Une lutte qui passe par de la formation, de l’accompagnement, des financements publics et un assouplissement de certaines réglementations. Dans ce combat, les mutuelles ont un rôle important à jouer : « Aller au devant des besoins de leurs adhérents et répondre à leurs demandes en matière d’e.santé. »
La crise de la Covid a entraîné une forte croissance de l’usage du numérique en santé. N’est-ce pas un nouveau facteur d’inégalité dans l’accès aux soins ?
Alors que le numérique en santé végétait depuis vingt ans, la crise sanitaire a complètement bouleversé la donne. Pour rappel, on est passé de 25 000 téléconsultations remboursées en décembre 2019 à plus de 5 millions en avril 2020. Un tel scénario va forcément avoir des répercussions en profondeur sur le système de santé. A tort ou à raison, notre façon de nous soigner ne sera plus jamais la même. Un récent sondage (1) indique que 65 % des Français accepteraient de recourir à la téléconsultation si leur médecin le leur proposait, contre 35 % en novembre 2019.
On constate donc que, par temps d’épidémie, la téléconsultation apparaît comme un moyen efficace d’avoir accès à son médecin sans s’exposer au virus. Mais se pose immédiatement la question de l’égal accès de tous à la téléconsultation. Alors que la e.santé se généralise, on peut parler d’un nouveau facteur d’inégalité dans l’accès aux soins.
On sait ainsi qu’en France 13 millions de personnes sont éloignées du numérique (20 % de la population) et que 6,7 millions de personnes ne se connectent jamais à Internet. Parmi celles-ci se trouvent les personnes âgées et les personnes en fragilité sociale qui peuvent ne pas avoir de médecin traitant, ne pas avoir de couverture maladie ou être bénéficiaire de l’Ame (Aide médicale de l’Etat). Dans une note récente (2), l’assurance maladie indique que les patients les plus nombreux à ne pas recourir à la téléconsultation sont les personnes âgées et les bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire (Css).
« Il y a un enjeu de formation au numérique des personnes âgées et des personnes en difficulté sociale. »
Dans votre ouvrage, vous pointez la situation paradoxale des déserts médicaux où se manifeste un besoin de téléconsultations mais où leur usage est rendu difficile par la réglementation. Pouvez-vous expliquer ?
La téléconsultation semble être une réponse au manque de médecins généralistes dans les déserts médicaux. Mais, dans les faits, cela reste compliqué : pour que la téléconsultation soit remboursée par l’assurance maladie, il faut qu’elle s’inscrive dans le parcours de soins coordonnés, c’est-à-dire que le médecin traitant l’ait réalisée ou qu’il ait orienté le patient. C’est un vrai cercle vicieux puisque, par définition, les patients ont du mal à trouver un médecin traitant dans les zones sous-denses. Certes, la crise de la Covid a entraîné la mise en place d’un système dérogatoire à cette règle dite de l’avenant n° 6. Mais, pour l’avenir, le flou est entretenu par l’assurance maladie.
Face à ce développement de la e.santé, comment faire pour ne laisser personne sur le bord de la route ?
Il y a un enjeu de formation au numérique des personnes âgées et des personnes en difficulté sociale. Plus que de formation, il s’agit de sensibilisation. Il s’agit d’aider à l’appropriation des outils, montrer que c’est facile, lever les blocages, ne plus opposer le numérique avec notre tradition française humaniste.
Pour certaines personnes, cela peut nécessiter un accompagnement. Ainsi, certains patients ont besoin de se rendre dans leur maison médicale ou leur centre de santé. Mais, si l’on constate que la téléconsultation se développe dans ces lieux, il y a un manque de télé-assistants car la rémunération prévue par l’assurance maladie n’est que de 12 euros par acte. C’est un vrai défi à relever.
Pour le secteur du médico-social (Ehpad, établissements pour personnes handicapées), il y a un gros travail d’adaptation à réaliser. Certains établissements n’ont même pas le wifi. Des investissements financiers importants sont prévus dans les années qui viennent mais on part de très loin. Quant à ceux qui sont en perte d’autonomie à domicile, ils pourraient se faire accompagner dans leur acte de télésanté (télémédecine et télésoin) par leur infirmier ou leur auxiliaire de vie, sous réserve de leur accord. Un dispositif qui nécessite souvent un financement des équipements de télésanté par la collectivité et qui reste à développer.
Quel rôle voyez-vous pour les mutuelles dans la lutte contre la fracture numérique ?
Les mutuelles ont un rôle très important à jouer sachant que 95 % des Français ont un contrat de complémentaire santé. Pour lutter contre la fracture numérique, les mutuelles auraient intérêt à entrer en contact avec leurs adhérents sur cette question, à lancer des questionnaires sur leurs besoins et leurs pratiques et à répondre à leurs demandes en matière d’e.santé. Cela peut passer par la mise en place de petits ateliers de formation. Si l’on part du principe que la e.santé est désormais constitutive du système de soins, les mutuelles seraient dans leur rôle en aidant chacun des adhérents qui le souhaitent à se familiariser.
Olivier Babinet est co-auteur, avec le dr. Corinne Isnard Bagnis, de La e.santé en question(s), Hygée éditions-Presses de l’EHESP, 2020, 14 €.
(1) Baromètre Odoxa-Care Insight-ANS du 22 octobre 2020.
(2) Téléconsultation et Covid-19 : croissance spectaculaire et évolution des usages, Cnam, 21 juillet 2020.