« Les mutuelles doivent s’intégrer à la bataille de l’après-crise », estime Jean-Christophe Le Duigou, économiste et syndicaliste CGT

Jean Christophe Le Duigou

Comment faire face au déficit annoncé de la Sécurité sociale d’au minimum 41 milliards d’euros tout en finançant un plan massif pour l’hôpital et la réforme tant attendue de la dépendance ? L’économiste et syndicaliste CGT*, Jean-Christophe Le Duigou, fait une série de propositions pour y parvenir : compenser les exonérations, ne rembourser que les intérêts de la dette de la Sécu, augmenter légèrement les cotisations salariales et aligner la taxation des revenus financiers sur celle des revenus du travail. Ce grand spécialiste de la protection sociale appelle à la vigilance car « le déficit de la Sécurité sociale est toujours mis en avant pour remettre en cause la Sécu ». Il estime que l’après-crise va nécessiter la mise en place de politiques nouvelles pour répondre aux besoins sociaux, « avec les acteurs à but non lucratif que sont les mutuelles ».

Certains craignent que le déficit abyssal de la Sécurité sociale ne soit le prétexte pour restreindre son périmètre. Comment voyez-vous les choses ?

Il va falloir, en effet, être extrêmement vigilant. Le déficit de la Sécurité sociale est toujours mis en avant pour remettre en cause la Sécu. Il faut se rendre compte qu’il y a eu une vingtaine de plans d’économies en quarante ans. Bien sûr, avec un déficit annoncé d’au minimum 41 milliards d’euros, certains avancent déjà l’idée qu’il n’est pas adapté pour la reprise d’investir dans la protection sociale. C’est un piège. J’espère que les Français sauront le détourner. 

Au plus fort de la crise, tout le monde est d’accord pour dire que la Sécurité sociale est un amortisseur efficace. C’est ce qui s’est déjà passé en 2008. Mais, en même temps, on a mis dans la tête des Français que la Sécu est une charge, alors que c’est un complément de salaire socialisé. La sortie de crise va être tiraillée entre ces deux approches.

Dans ce contexte de déficit, comment trouver les ressources nécessaires pour l’hôpital et les Ehpad ?

Je suis de ceux qui considèrent qu’il ne faut pas mélanger les budgets de l’Etat et de la Sécurité sociale. Alors, si l’Etat ne vient pas renflouer la Sécu, comment parvenir à résorber ce déficit tout en finançant de nouveaux besoins ? C’est une question cruciale car, au moment où il faut investir, les gens vont avoir des préoccupations de pouvoir d’achat. Je pense qu’il faut un ensemble de mesures conjuguées :

* commencer par compenser à la Sécu les exonérations de charges, qui se montent à près de 5 milliards d’euros pour 2019 et 2020 ;

* réexaminer l’ensemble des exonérations patronales dont le total s’élève à 90 milliards d’euros. Certes, la majeure partie est compensée à la Sécu. Mais, ce sont in fine les Français qui les payent par l’impôt ;

* permettre à la Sécurité sociale de ne rembourser que les intérêts de sa dette pendant cette sortie de crise. La Sécu rembourse chaque année une part de sa dette en capital (15 milliards d’euros) et les intérêts de sa dette (2 milliards d’euros). Ceci alors que l’Etat, lui, ne rembourse que les intérêts de sa dette ;

* décider une hausse limitée des cotisations salariales fléchée pour une amélioration de la protection sociale. Celle-ci irait vers la prévention qui est un défi non traité depuis 1945. On voit, avec cette épidémie, qu’une approche dynamique de la prévention nous aurait peut-être permis d’avoir au moins des masques et des tests…

* réformer les cotisations patronales en les modulant : aujourd’hui, les entreprises payent davantage de cotisations quand elles embauchent que quand elles licencient ;

* supprimer le « prélèvement forfaitaire unique », soit la taxation des revenus financiers à un taux limité à 30 %. Les revenus financiers doivent être soumis au même prélèvement que les revenus du travail ;

* enfin, l’avenir de la protection sociale a partie liée avec le plan de relance qui va être mis en place, la politique de l’emploi et la baisse du chômage. Cet aspect sera décisif.

–  Quelle place doivent avoir, selon vous, les mutuelles et plus généralement l’économie sociale et solidaire (ESS) dans l’après-crise ?

« Les problèmes de santé ont à voir avec l’habitat, l’environnement, le climat, l’école. C’est pourquoi, avec d’autres, je milite pour la mise en place de “ maisons de la protection sociale ” au niveau territorial, qui seraient des lieux ouverts aux citoyens, où la prise en compte de toutes ces dimensions serait effective. Les mutuelles pourraient y participer. Elles ont un rôle à jouer dans les politiques sociales locales, d’autant plus dans cette période difficile que nous traversons . »

Cependant, il ne faut pas nier que l’ESS a un problème d’identité car elle est soumise à des pressions de la finance qui sont énormes, ce qui conduit à une banalisation. Or, l’ESS est une réponse dans cette crise. La période va nécessiter la mise en place de politiques nouvelles avec une pluralité d’acteurs. Les acteurs de l’ESS, dont les mutuelles, qui sont à but non lucratif, doivent s’intégrer à cette bataille de l’après-crise. On ne doit pas faire de l’argent sur les besoins sociaux. 

* Ancien secrétaire confédéral de la CGT en charge des questions économiques et des retraites, Jean-Christophe Le Duigou a été nommé conseiller d’Etat en 2013. Aujourd’hui, il est également chroniqueur à Alternatives économiques et pour l’Humanité. Derniers ouvrages parus : La bourse ou l’industrie (ouvrage collectif sous sa direction, éd. de l’Atelier, 2016) ; le Petit Livre des retraites, à l’usage de ceux qui veulent les défendre (avec Pierre-Yves Chanu, éd. de l’Atelier, 2010).