« La santé des comptes publics est plus importante que celle des assurés »

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Pierre-André Juven, sociologue, chargé de recherche au CNRS

La quasi-totalité des services d’urgences sont aujourd’hui en grève. Comment en sommes-nous arrivés là ? 

Les urgences en France sont en sous-effectifs structurels. Depuis des années on constate la montée des durées d’attentes liées au manque de personnel. Celles-ci entraînent parfois de véritables drames comme celui de Lariboisière où un patient a trouvé la mort en janvier 2019. Par définition, les services d’Urgences sont toujours sous tension mais cette tension ne justifie en rien travailler dans de mauvaises conditions. Aujourd’hui la situation est intenable. L’hôpital est à bout de souffle, si bien que soignants et soignantes abandonnent le métier et bientôt, on risque de ne plus trouver de personnels. On a déjà le plus grand mal à recruter des infirmières et des aides-soignants.  On l’oublie trop souvent mais le mouvement de grève est parti des paramédicaux avant d’être rejoint par les médecins. Tous ces salariés travaillent dans des conditions très difficiles. Ils suscitent l’admiration car ils sont confrontés à la douleur, à la misère sociale, à la mort, à la pression des proches mais sur le terrain ils font ce travail à des cadences soutenues, avec des horaires étendus et tout cela pour des salaires de 1400/1700 euros par mois.

Pensez-vous que les réponses de la Ministre de la santé soient suffisantes ?

Agnès Buzyn culpabilise les professionnels. Elle est pour le moins partiale aussi bien sur la justesse du diagnostic qu’en matière éthique. Elle présente ce mouvement comme émanant d’une corporation de grognons ne revendiquant que pour leurs augmentations de salaires. S’il y a bien sûr une demande légitime de revalorisation salariale, elle n’est pas la seule et loin de là. Le Collectif Inter Urgences réclame d’abord un recrutement de personnel et l’arrêt de la fermeture de lits d’hospitalisation pour éviter que les patients se retrouvent à passer la nuit sur des brancards. 

On culpabilise aussi les patients en disant qu’un grand nombre d’entre eux n’ont rien à faire aux urgences, car ils n’ont pas une pathologie vitale. C’est sous-entendre qu’il y aurait des bons et des mauvais patients. Or, comment une personne peut-elle, autoévaluer la pertinence de sa venue aux urgences ? C’est une position extrêmement dangereuse.

En tant qu’universitaire, vous avez co-signé une tribune dans « Libération » pour soutenir le personnel des urgences en grève. C’est une démarche originale…

Les gouvernements successifs n’ont jamais voulu prendre les problèmes à bras le corps, se plaçant dans la posture de gens dits « raisonnables » face à des manifestants caractériels, archaïques et corporatistes qui voudraient toujours plus de moyens. Nous sommes plusieurs universitaires à avoir décidé de soutenir ce mouvement que nous trouvons légitime. Depuis des années, nous chercheurs, avons fait des constats, accumulé des connaissances, écrit des préconisations qui sont restées lettres mortes. Il était de notre responsabilité de nous engager. 

Que faut-il faire pour sauver notre système de santé ?

Il y a, à mon avis, des solutions à court et à long terme qui ne sont pas incompatibles entre elles. Pour le court terme, nous n’avons pas le temps d’attendre. Il faut écouter les gens qui ont les mains dans le cambouis. Il faut donc rapidement plus de personnels, plus de lits et des augmentations. Pour le long terme, il faudra attendre 15 ans pour voir ce que donnera le plan « Ma santé 2022 » d’Agnès Buzyn. Et si çà se trouve, celui-ci ne donnera rien. 

Que dit ce plan ? Il a pour ambition d’éviter que les patients aillent systématiquement à l’hôpital, en développant davantage la médecine de ville. Très bien. Mais il faut se demander quels moyens nous allons donner pour cette transformation. Quand on veut rénover un bâtiment, on achète des matériaux, on paye du personnel. Pourquoi lorsqu’il s’agit du système de santé, on ne l’envisage pas ? A un moment donné, lorsqu’on veut transformer un système, il faut investir massivement. La rénovation doit être massive. Restructurer sans moyens supplémentaires est une énigme.

Le gouvernement semble plutôt désireux de faire des économies

Il y a une espèce de doxa qui règne chez les dirigeants, et cela ne concerne pas que ce gouvernement, qui veut que la contrainte budgétaire soit la première chose à laquelle on pense. Pour les responsables politiques, la santé des comptes publics est plus importante que celle des assurés sociaux et des patients. Les besoins sont ajustés aux moyens alors que l’inverse devrait prévaloir. Et cette posture idéologique est assumée sans qu’aucun débat citoyen ne soit instauré.

Quand comprendra-t-on que le système de santé sera moins coûteux demain si, en amont, on investit, au bon moment et dans la bonne direction ?. 

Investir oui, mais dans quoi ?

C’est aussi une vraie question. Aujourd’hui, tout un courant de décideurs veut investir dans les nouvelles technologies : la télémédecine, le numérique, la chirurgie à distance. Il existe une euphorie technophile, une croyance aveugle dans une technologie qui va régler tous les problèmes. Or ces nouveautés coûtent chères et l’argent utilisé ainsi ne sera pas consacré à autre chose. Pendant ce temps-là, les personnels médicaux ont publié cet été des photos sur lesquelles on voyait des nourrissons hospitalisés dans des services de pneumologie sans climatisation, seulement « rafraichis » par quelques ventilateurs. De nombreuses innovations sont utiles et justifiées mais les priorités ne sont pas débattues. Or les chantiers sont nombreux. Il va falloir aussi s’attaquer à la médecine de ville et aux dépassements d’honoraires qui constituent un frein évident à l’accès aux soins. Il faudra du courage pour faire des réformes.

Etes vous optimiste ?

Nous voyons émerger de plus en plus de structures collectives, de centres de santé avec des médecins qui ont un souci militant de rendre le soin accessible. Ils prennent le temps d’écouter leurs patients, de les interroger sur leur santé, leur alimentation, leur travail, leur vie sexuelle et familiale -autant de déterminants d’une bonne santé- plutôt que de leur délivrer une ordonnance de 15 médicaments.   L’enjeu majeur, ce sont les inégalités de santé qui se creusent de manière stupéfiante. Beaucoup doit être encore fait en matière de santé environnementale. Et pour cela, il faudra avoir le cran de s’attaquer aux lobbys du tabac, du diésel et de l’agroalimentaire. En la matière, nous sommes loins du compte. 

BIO Express

  • Naissance le 24 juin 1986 à Clermont-Ferrand 
  • 2005 : Entre à l’Institut d’Études Politiques de Rennes
  • 2007 : Étudie la philosophie politique à la Queen Mary University de Londres 
  • 2014 : Devient docteur en sociologie de l’École des Mines de Paris 
  • 2015 : Reçoit le Prix Le Monde de la recherche universitaire pour son travail sur le financement de l’hôpital public 
  • 2018 : Entre au CNRS 
  • 2019 : Publie avec Frédéric Pierru et Fanny Vincent « La Casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public » et soutiens publiquement le mouvement Inter-Urgences dans une tribune cosignée par 80 universitaires 

Il coordonne la publication :  http://mouvements.info/edito/sante-la-fin-du-grand-partage/