Adoptée par l’Assemblée nationale le 17 février, la proposition de loi Lecocq et Grandjean sur la santé au travail « passe à côté des vrais enjeux et ne prévoie rien pour améliorer l’organisation du travail pourtant souvent toxique » estime Jérôme Vivenza, membre de la Commission exécutive confédérale de la CGT et négociateur de l’accord national interprofessionnel (ANI) sur la santé au travail du 9 décembre 2020 (non signé par la CGT). Considérant que cette réforme va permettre aux employeurs de se dédouaner plus facilement, il pointe les mesures qui renvoient la responsabilité au salarié et peuvent aboutir à une sélection de la main d’œuvre : « passeport de prévention », visite de pré-reprise, prévention de la désinsertion et ouverture du DMP (Dossier médical partagé) au médecin du travail.
– Vous considérez que cette réforme va permettre aux employeurs de se dédouaner plus facilement. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Tout d’abord, il faut dire que c’est une proposition de loi qui ne crée aucun nouveau droit pour les salariés en matière de prévention de la santé au travail. C’est donc un texte qui passe à côté des vrais enjeux et ne prévoie rien pour améliorer l’organisation du travail pourtant souvent toxique. Au contraire, les employeurs sont confortés : ils ont le lien de subordination sans responsabilités. C’est très XIXème siècle. Il faut savoir qu’en matière de prévention au travail, la France est le 29ème pays d’Europe.
En outre, la réforme entérine la mainmise du patronat sur la gestion et l’organisation des services de la médecine du travail, une gouvernance considérée comme l’une des causes du manque d’efficacité de ces services. Pour notre part, nous demandons à ce qu’ils soient rattachés à la Sécurité sociale. Cela permettrait de leur affecter des moyens adaptés et de leur donner des marges de manœuvre.
Il est significatif que l’exposé des motifs de la proposition de loi évoque une jurisprudence de 2002 portant sur des risques psychosociaux dont on peut dire qu’elle est dépassée car cette matière s’est beaucoup documentée depuis. On peut en effet penser qu’un juge aujourd’hui en déciderait autrement. Cette jurisprudence ancienne dédouane les employeurs en énonçant : « Un employeur peut être considéré comme ayant rempli ses obligations s’il a mis en œuvre des actions de prévention ».
– Concrètement quelles mesures spécifiques peuvent sécuriser les employeurs et renvoyer la responsabilité sur les salariés ?
*Il y a la création du « passeport de prévention » (article 3) qui est typiquement dans l’esprit de la jurisprudence que je viens d’évoquer. Ce carnet listant les formations effectuées par le salarié permettra à l’employeur de dire : « Regardez, j’ai mis les moyens qu’il fallait ». C’est une mauvaise approche. Dans le bâtiment, par exemple, les salariés suivent des formations sur les échafaudages. Quand des accidents surviennent, ils sont liés non pas à une mauvaise connaissance des risques mais à une mauvaise organisation du travail comme des horaires à rallonge. Le « passeport de prévention » va éviter de se poser la question : comment réduire le risque ?
«Cette loi peut créer un climat de sélection de la main d’œuvre au moment du recrutement».
*La visite de pré-reprise (article 18) d’un salarié en arrêt-maladie va pouvoir être organisée à l’initiative de l’employeur alors qu’elle était placée sous la responsabilité du médecin du travail. Cela peut être un désastre lorsque le salarié a été arrêté à cause de l’employeur (souffrance au travail, dépression, burn out). On peut imaginer qu’il va plutôt s’agir d’organiser la sortie de l’entreprise que de mettre en place un mi-temps thérapeutique.
* L’article 14 prévoie que les services de prévention et de santé au travail (SPST) vont devoir s’occuper de la prévention de la désinsertion professionnelle dans le cadre d’une « cellule » spécifique. Cela renvoie aux licenciements pour inaptitude qui constituent un véritable fléau : on en compte 1 toutes les 10 minutes, selon les estimations de la CGT. Ce point est assez vicieux car il peut mener à un tri en amont, au moment du recrutement : le médecin du travail peut alors se demander si la personne pourrait lui poser des problèmes plus tard. Cela peut créer un climat de sélection de la main d’œuvre.
– Vous dénoncez le mélange des rôles entre médecine de ville et médecine du travail. Quel est le risque, selon vous ?
Selon l’article 11 de cette proposition de loi, le médecin du travail va pouvoir avoir accès au DMP (Dossier médical partagé) tenu par le médecin généraliste. Cette mesure qui ne figurait pas dans l’ANI est une très mauvaise idée. Le médecin du travail qui sera informé de certaines pathologies qu’il n’aurait pas dû connaître va se retrouver dans l’obligation de refuser son agrément. On peut penser à des cancers en rémission, à un diabète, à certains traitements qui n’empêchent pas l’aptitude au travail mais qui, une fois connus, posent problème. La conséquence d’une telle disposition, c’est le tri de la main d’œuvre. Quant à l’article 21 qui permet aux médecins généralistes de faire de la médecine du travail en complément de leur activité principale, cela va conduire à une médecine du travail au rabais.