Redécouvrir la Sécu : un livre sur Pierre Laroque, l’un de ses pères fondateurs

Les sociologues Yves Lochard et Colette Bec consacrent un ouvrage à Pierre Laroque, l’un des grands concepteurs de la Sécurité sociale dont il pilota la mise en œuvre avec son ministre de tutelle Ambroise Croizat. Une institution solidaire révolutionnaire dont il est urgent de ré-enseigner les valeurs et l’action, à l’heure où elle est trop souvent mise en cause, attaquée et si profondément banalisée qu’elle n’est même pas citée par le président de la République dans les questions qu’il pose aux Français dans le cadre du grand débat national qui débute.

Pourquoi avoir décidé en 2019 d’écrire un livre sur Pierre Laroque, personnage de l’après-guerre peu connu ?  

Colette Bec : Les Français qui identifient en lui « le père de la Sécu », au moins dans les générations des baby-boomers, ne sont pas rares, mais il est sans doute ignoré par les jeunes générations. En travaillant depuis plusieurs années sur le droit du travail et la Sécurité sociale, je n’ai cessé de rencontrer ses écrits. J’ai découvert une pensée qui se construit dès le début des années 1930. Elle ne cesse de s’affermir et de prendre de l’ampleur au fil des nombreuses expériences de celui qui joue un rôle majeur dans la construction de l’Etat social en France. J’ai découvert un haut fonctionnaire qui, comme bien d’autres à cette époque-là, ne pense pas les questions sociales en termes technocratiques. Selon lui, une société démocratique ne peut être qu’une société composée d’individus émancipés et libres, c’est-à-dire éduqués et protégés. Il consacrera sa vie à lutter contre l’insécurité, l’individualisme et l’ignorance. Pour toutes ces raisons, dans une actualité où l’insécurité regagne du terrain et où le droit du travail et la Sécurité sociale, deux piliers de Etat social, sont mis en cause, objets d’interrogations et de procès divers, suspectés d’être contre-productifs,  il nous a semblé opportun de consacrer un ouvrage à cet homme de principes… et d’action !

Pouvez-vous nous parler de cet homme, de son rôle dans la création de la Sécurité Sociale et de sa vision d’un modèle social ?

Yves Lochard : Il est une figure emblématique d’une génération de hauts fonctionnaires formés dans les années 1930 qui participeront activement à la construction de la France d’après-guerre. Dès cette époque, il entre au Conseil d’Etat et participe à la mise en œuvre de la loi sur les assurances sociales de 1930 dont il dira que ce fut pour lui, issu d’un milieu bourgeois, la première occasion de rencontrer des militants des milieux patronaux et ouvriers et des professions médicales qui lui étaient jusque-là étrangers. En 1934, au sein du Conseil national économique, l’ancêtre du Conseil économique, social et environnemental, il élabore un rapport sur les conventions collectives de travail, mettant en garde contre l’arbitraire patronal. Au contact de ces problèmes, il prend conscience de la question majeure de la « sécurité » sans laquelle, écrit-il, « personne n’est pleinement libre » ; c’est aussi elle qui conditionne la paix sociale. En ce qui concerne la Sécurité sociale il en sera un des grands concepteurs et il en pilotera la mise en œuvre avec son ministre de tutelle Ambroise Croizat jusqu’en 1947 puis avec ses successeurs jusqu’en 1951, quand il rejoint la section sociale du Conseil d’Etat. Dissiper l’insécurité par une solidarité construite sur le droit et l’éducation sans laquelle il n’est pas d’émancipation, telle sera l’obsession de sa vie. Pour lui, la Sécurité sociale« doit être le fruit de l’effort conscient de la population entière, affirmant sa solidarité dans la lutte contre les aléas de l’existence et pour une équitable répartition du revenu national [1]. » Permettre aux acteurs de s’approprier règles et principes, voilà ce qu’il entendait par « éducation à la solidarité » car les progrès législatifs sont inopérants, à ses yeux,  s’ils ne s’accompagnent pas d’une évolution parallèle des représentations, d’une conscience des règles de la collectivité et de l’interdépendance qu’elle suppose. C’est pourquoi il sera un inlassable pédagogue. L’échec de l’association des syndicats à cette tâche éducative a constitué son plus grand regret.

Que pensez-vous de la volonté de certains politiques d’opérer un rapprochement entre budget de la Sécurité sociale et budget de l’Etat ?

C. B. : La question du financement est une question hautement politique. Le projet de Pierre Laroque était de solidariser l’ensemble de la société par une institution à laquelle chacun doit participer selon ses moyens et recevoir selon ses besoins, selon la formule consacrée. Si en 1989 il adhère au principe d’une contribution sociale généralisée (Csg) qui élargit l’assiette à l’ensemble des revenus, et élargit ainsi la solidarité, il aurait sans doute été contre le processus de fiscalisation à l’œuvre depuis quelque temps. Ce processus aboutit d’une part à assurer une gestion étatique sans contre-pouvoir et d’autre part à mettre en place un filet de sécurité minimale. Le problème est qu’ainsi il ouvre la porte aux complémentaires et sur-complémentaires privées. Ce serait une source profonde d’inégalités dans l’accès à des biens fondamentaux dans une démocratie. C’est une véritable remise en cause des principes de solidarité fondateurs du projet de 1945. Le plus grave est qu’une telle remise en cause se fasse à bas bruit, sans qu’elle ait donné lieu à un large débat public. Or le défi est bien de penser des formes d’organisation et de financement adaptées au monde contemporain sans trahir les principes de solidarité qui inspirent le modèle de 1945.

Regrettez-vous que la Sécurité sociale ne soit pas abordée dans le grand débat ? 

Y. L. : Il est en effet significatif qu’elle ne figure pas dans les thèmes à débattre. Est-ce qu’elle constitue un sujet trop sensible et que l’on a craint de le mettre en discussion ? Ou, et ce serait l’hypothèse que nous faisons, est-elle considérée comme ne relevant pas d’un débat politique et social parce qu’elle est assimilée à un organisme qui relève d’une logique toute autre : d’équilibres comptables, d’arbitrages techniques. Nous craignons que ce soit une forme d’impensé de ce type qui prévale. En ce sens,  elle n’est plus perçue comme une institution qui joue un rôle majeur dans la vie démocratique mais comme un organisme payeur. Cela alimente d’ailleurs en retour une forme d’individualisme : « C’est mon droit ! » 

C’est une révolution que nous ferons – Pierre Laroque et la Sécurité sociale, éditions Le bord de l’eau, 8 €.

 

 


[1] Article pour le Bulletin de la direction régionale de Strasbourg, daté du 22 juin 1948, AN 20030430/56.