Tragédie des Ehpad : « Si la loi dépendance n’avait pas sans cesse été repoussée… », déplore Michèle Delaunay

Michèle Delaunay medecin

Alors que les décès en Ehpad représentent un tiers du total (5 379 décès au 13 avril), l’ancienne ministre déléguée chargée des Personnes âgées et de l’Autonomie, Michèle Delaunay, regrette que la loi dépendance ait été sans cesse repoussée : « Une loi, cela signifiait des moyens supplémentaires en matériel et en personnel, ce qui aurait certainement permis de sauver des vies. » L’ancienne ministre estime qu’il faudra à l’avenir favoriser le maintien à domicile et estime que l’Etat devra imposer des contraintes aux Ehpad privés, placés dans une logique de rentabilité alors qu’ils sont financés aux deux tiers par de l’argent public.

En 2014, votre loi pour les Ehpad était prête. Elle ne sera pas adoptée en raison du remaniement et de votre remplacement au gouvernement. Puis la réforme promise par Emmanuel Macron a été sans cesse repoussée. Quel regard portez-vous sur ce drame des Ehpad ?

Si la réforme tant attendue de la dépendance avait été adoptée, cela aurait signifié des moyens supplémentaires en matériel et en personnel dans les Ehpad. Ce qui aurait certainement permis de mieux faire face à l’épidémie et de sauver des vies. En dehors de la réforme que j’ai portée et qui n’a pas vu le jour, deux rapports ont préconisé récemment d’apporter de nouveaux financements aux établissements pour qu’ils aient des équipes renforcées et des salaires améliorés, le rapport Libault de mars 2019 et le rapport El Khomri d’octobre 2019. Je regrette infiniment qu’ils n’aient pas été suivis d’effet et que la loi sur la dépendance ait été sans cesse repoussée. Les personnes âgées, ce n’est jamais une priorité. Il aurait été tellement plus positif pour Emmanuel Macron lui-même de faire la réforme sur le grand âge à la place de la réforme des retraites. Même avant l’épidémie, je n’ai pas compris. Certes, le moment n’est pas à la critique. Mais à la sortie de cette crise sanitaire, je serai là, avec d’autres, pour exiger cette loi dépendance.

Sur les 7 000 Ehpad que compte la France, 25 % sont des structures privées (Korian, Orpea, DomusVi…) aux mains de fonds de pension ou de fonds d’investissements et donc soumises à des exigences de rentabilité. Pensez-vous que cela a un impact dans cette tragédie ?

« Il y a de bons Ehpad privés. Mais il est vrai que ces grands groupes ont une croissance financière à deux chiffres et que ces bons résultats leur permettaient d’embaucher et d’augmenter les salaires, même en l’absence d’une loi dépendance. »

Dans l’ensemble, ils ne l’ont pas fait, la priorité étant de servir leurs actionnaires. Selon moi, considérer qu’un Ehpad est une entreprise comme une autre est une dérive. Ce n’est pas ce qu’on veut pour nos anciens.

Par ailleurs, il y a une interrogation sur le contrat qui lie ces groupes privés à l’Etat. Il faut savoir qu’ils sont financés aux deux tiers par de l’argent public : par la Sécurité sociale pour les soins et par les départements pour la partie « autonomie » (le dernier tiers, le « tarif d’hébergement », est à la charge des résidants). L’Etat devrait, à ce titre, leur imposer des contraintes. A la sortie de cette crise, je m’emploierai à mettre cette question sur la table : il faut revoir le contrat qu’ils ont avec l’Etat.

Cette hécatombe ne nous indique-t-elle pas qu’on a trop favorisé le placement en Ehpad et pas assez le maintien à domicile ?

Il est évident que le Covid-19 dans un Ehpad, c’est comme le loup dans la bergerie, sachant que 78 % des personnes décédées de la maladie ont plus de 75 ans. C’est pourquoi je pense en effet qu’il faudra renforcer le maintien à domicile à l’avenir, chaque fois que c’est possible. Aujourd’hui, il n’y a pas assez de vocations, les salaires étant faibles et les conditions d’exercice difficiles. Il faudra renforcer les services d’aide à domicile.

Les Ehpad seront toujours la réponse en cas de maladie avancée (Alzheimer…). Mais pour les personnes âgées bien portantes, il faudrait « perméabiliser » le modèle, c’est-à-dire favoriser des solutions d’allers-retours entre le domicile de la personne et l’établissement.

Dans le cadre de cette pandémie, prévoyant les risques encourus par les résidants en maisons de retraite, j’ai lancé un appel sur les réseaux sociaux et à la radio, au tout début du confinement, pour que les familles qui le peuvent prennent leur grand âgé chez eux. Nombre d’experts du grand âge m’ont répondu que c’était une idée impraticable, ce qui est faux. Si 10 % des familles avaient pu le faire, elles auraient sauvé leur proche de la contamination, de l’isolement, et elles auraient soulagé les équipes. Ce n’est pas impraticable, mais ce n’est pas dans l’état d’esprit de la société. On n’a pas assez de respect pour le grand âge et l’accueil à domicile fait peur. Justement, face au Covid-19, le Québec vient d’encourager officiellement les familles à venir chercher leur parent âgé placé dans des structures collectives. Tout est fait pour faciliter et aider les familles dans cette démarche. Ce pays est un modèle vis-à-vis des âgés car le rôle de la famille est beaucoup plus évident qu’en France. Il y a un respect énorme pour le grand âge.

Cela dit, en France, il y a des Ehpad où le personnel s’est confiné avec les résidants. Cela force l’admiration.

* Michèle Delaunay vient de publier Le fabuleux destin des baby-boomers (éd. Plon, 2019)