« Faire changer les choses demain relèvera d’un combat », estime le sociologue Jean-Claude Barbier

Jean-Claude Barbier

Sociologue au Centre d’économie de la Sorbonne-Université Paris-1-Panthéon-Sorbonne, Jean-Claude Barbier ne pense pas que les changements auront lieu demain de manière spontanée. Il plaide pour une mobilisation de la société, une Union européenne qui prenne en compte les critères de solidarité nationale et l’émergence d’une véritable démocratie sanitaire et mutualiste.

Quels enseignements faudra-t-il tirer, demain, de cette crise de la Covid-19 ?

Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’il y aura un avant et un après coronavirus. Je suis vieux, mais je n’ai pas oublié les fondamentaux de la sociologie politique qui expliquent que les changements ne sont jamais spontanés. Ceux qui ont acquis des intérêts, les détenteurs du pouvoir économique, les grands industriels du médicament, les conglomérats anglo-américains ne lâcheront pas comme ça. Faire changer les choses demain relèvera d’un combat, de la capacité de la société à se mettre en mouvement. Certes, les crises mettent à jour des conceptions et des comportements dont la nullité, la bêtise et le caractère nocif apparaissent comme évidentes. Mais ceux-ci ne disparaissent pas en les dissolvant avec un cachet d’aspirine. Pour l’idéologie dominante, l’efficacité est et restera le marché. Voilà pourquoi, demain, il faudra rappeler fortement à Emmanuel Macron ses déclarations sur l’Etat providence. Il faudra faire bouger les lignes.

C’est-à-dire ?

Emmanuel Macron nous a parlé d’investissement massif pour l’hôpital. Il faut le prendre au mot. Il n’a pas chiffré celui-ci. Or, on ne pourra plus se contenter de réponses dérisoires comme celles qui avaient été apportées à l’automne à la crise des hôpitaux avec des montants de l’ordre de 1,5 milliards d’euros sur trois ans et un Ondam (Objectif national des dépenses d’assurance-maladie) très nettement en deçà des besoins. Les ordres de grandeur sont à l’évidence bien plus importants. D’abord, il faut sauver des vies, acheter et importer du matériel à tire-larigot, embaucher du personnel à l‘hôpital et dans les Ehpad, donner des primes à tous les gens qui auront été en première ligne, aussi bien les soignants que tous les autres, comme les salariés de la grande distribution. Les patrons doivent être mobilisés dans cette situation d’urgence. Il ne faudra pas oublier les plus pauvres, en commençant par supprimer le décret « scélérat » n° 2019-1531 du 30 décembre 2019 et rétablir ainsi l’accès des demandeurs d’asile à l’ouverture de droits à la protection universelle maladie (Puma), sans qu’ils aient à attendre trois mois. Ce serait un premier pas, très symbolique, pour reconstruire, et consolider un Etat-providence plus accueillant.

Que faudra-t-il changer ?

Je pense que la question de l’Europe sera centrale. La situation soulève un problème fondamental, à savoir que nos systèmes de protection sociale, majoritairement nationaux, régionaux ou locaux sont constamment mis en danger par le droit de l’Union européenne qui accorde la priorité à la concurrence sur la solidarité nationale. Cela a eu des conséquences catastrophiques sur nos systèmes sociaux. Résoudre la crise en santé, c’est modifier les compétences de l’Union européenne pour faire en sorte qu’elle change d’attitude par rapport aux Etats nationaux, qu’elle leur rende la liberté d’agir. La judiciarisation et le poids de la Cour de justice européenne sont trop forts et mettent en cause les Etats en leur ôtant la possibilité d’être plus solidaires. J’imagine déjà ceux qui veulent « plus d’Europe » sauter sur leurs fauteuils comme des cabris. Mais pourtant il faut limiter le pouvoir de sanction de l’Union européenne lorsqu’il s’agit de renforcer nos systèmes de protection sociale et de retraites.

Quelles sont ces contraintes que l’Europe fait peser ?

Pour l’Union européenne, les « systèmes publics » sont considérés comme de simples exceptions aux règles de concurrence. Leur existence n’est inscrite ni dans les textes fondateurs ni dans le droit des directives. Dans le cas français, cela relève d’un simple arrêt, l’arrêt Poucet et Pistre du 17 février 1993, par lequel la Cour de justice des communautés européennes (Cjce) a jugé que les organismes chargés de la gestion des régimes légaux de Sécurité sociale n’appartenaient pas au secteur des assurances et n’étaient donc pas soumis aux règles de la concurrence.

Le principe de solidarité dans le Traité de l’Union européenne (et le Tfue), n’a pas de valeur substantielle, sauf sur la question de l’immigration, mais dans les faits, le principe n’est pas appliqué.

Tout notre système français repose donc sur une exception de solidarité admise par la Cour de justice européenne. Il faut désormais alléger les règles juridiques de mises en concurrence et mettre en œuvre de vraies directives sur l’obligation de solidarité.  Il faut installer une base juridique solide aux systèmes de solidarité.

Certains parlent de l’urgence de constituer un système national public de santé qu’en pensez-vous ?

On a souvent tendance à voir les choses en blanc et noir. Je ne suis pas favorable à un système universel à l’image de celui qui existe au Royaume-Uni. La nationalisation de notre système de santé serait pour moi un retour en arrière car dépendre uniquement d’un financement gouvernemental est toujours un risque.

Un système mixte comme celui que nous connaissons avec d’une part les assurances sociales financées par les salaires et un système public financé par l’impôt me semble plus cohérent même s’il faut travailler à faire baisser les inégalités qu’il génère en raison des déserts médicaux, des dépassements d’honoraires ou de la manière dont sont traitées les personnes réfugiées. La variété, la pluralité interne du système français de protection sociale auquel on peut associer le secteur associatif et mutualiste me semble être un atout pour garantir un accès aux soins pour tous.

Le secteur de l’Economie sociale et solidaire pourrait donc être mieux associé encore à notre système de santé ?

Je ne pratique pas une adoration béate pour l’Ess. Je sais le combat que mènent tous les jours les mutuelles pour faire triompher leurs valeurs, sans lesquelles elles pourraient rapidement se transformer en sociétés d’assurance. Mais je pense qu’il faut réactiver des perspectives utopistes et imaginer demain un système de santé faisant participer massivement les acteurs du système de santé, les salariés, les assurés, les patients. Il faudra afficher une véritable ambition de démocratie sanitaire, idée prônée par les mutuelles et les associations.

Jean-Claude Barbier a publié dans «Le Monde» la Tribune : Etat Providence : encore un effort Monsieur le président.

Jean-Claude Barbier est avec Bruno Théret, l’auteur du Système français de protection sociale, La Découverte, 2009. Nouvelle édition, avec Michaël Zemmour, à paraître en 2021.

Membres du groupe de recherche collaborative « Protection sociale, Ess et communs », qui a publié le texte « Réformer la protection sociale pour l’améliorer, dans le sens d’un droit commun».