Quand le travail brise le cœur

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Danièle Laufer est journaliste, spécialiste des questions de psychologie et de société. Dans ce livre témoignage, elle raconte comment son travail lui a littéralement « brisé le cœur ». Au-delà de son parcours personnel, elle interroge le système managérial qui prévaut aujourd’hui dans les entreprises et broie les individus, les condamnant à s’adapter ou… à craquer.

Vous avez été victime d’un tako tsubo, «piège à poulpe» en japonais. Quelle est cette maladie ? Dans quelles circonstances s’est elle déclarée ?

Il s’agit d’une affection du ventricule gauche qui se dilate puis reprend sa forme au bout de quelques heures. Cette maladie a été nommée et identifiée dans les années 1990 au Japon. Un soir, alors que j’étais dans mon lit, j’ai ressenti comme une douleur sourde dans le bras gauche, puis, alors que j’étais en train de lire, les lignes se sont couvertes de petites tâches noires entre les mots. Je ne comprends plus ce que je lis, je crois que je fais un Avc. Je suis hospitalisée à l’hôpital Saint-Joseph. On me fait passer une échographie du cœur et une coronarographie dans la foulée. « Vous faites un infarctus… Enfin, non, je crois que j’ai une autre idée, je crois que c’est un rako tsubo… » Bien sûr, je n’avais jamais entendu parler de cette maladie. Alors j’ai mené une enquête.

Qui vous a appris quoi ? 

Que l’on sait bien peu de choses sur cette maladie et que très peu d’études épidémiologiques ont été menées sur la question. Ce qui est certain, c’est qu’on l’appelle aussi le « syndrôme du cœur brisé »…  Or, ma vie familiale se passait bien. Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que ce cœur brisé, je le devais à mon travail. En particulier, j’avais été extrêmement choquée par un incident qui s’était produit la veille dans mon entreprise. Une collègue de bureau s’était mise à me hurler dessus sans raisons. Personne dans le bureau n’a bougé je suis restée comme sidérée. Ce n’était pas la première fois que de tels incidents arrivaient. Cela faisait des mois, des années en fait, que je vivais dans un climat insupportable. J’avais tenté de résister, de m’adapter… Mais c’est mon cœur qui lâchait.

La souffrance que vous décrivez dans votre travail n’a rien à voir avec un burn-out ou du harcèlement ?

Le burn-out est un épuisement physique ou psychologique lié à un rythme de travail extrême.  Ce n’était pas mon cas. Je n’étais pas non plus spécialement harcelée. Ce que je décris est plus subtil, plus insidieux, moins repérable, c’est un climat qui règne dans les entreprises : le chacun pour soi, l’individualisme, les petites compromissions, les mesquineries, les petites lâchetés…

Vous insistez aussi sur les défauts de management, l’organisation…

Oui, les managements qui déresponsabilisent, infantilisent, le manque de reconnaissance, de considération,  l’invraisemblance des procédures, l’inanité des process qui laminent l’énergie et la motivation, le manque de sens, la course à la rentabilité. L’entreprise exige de la la docilité. Il ne s’agit pas seulement d’obéir et de se soumettre, il est fortement conseillé d’adhérer, avec enthousiasme de surcroît et de se convaincre que la manière dont on nous demande de travailler est la bonne. 

… Et des espaces de travail ?

Oui, quand on vous colle à cinq dans un open space de moins de 25 mètres carrés, avec des allées et venues permanentes, les gens qui s’interpellent, les téléphones qui sonnent, difficile de se concentrer dans ces conditions. Vous réclamez une cloison, pour pouvoir vous isoler ? Vous êtes associale. Pourtant, toutes les études concordent. En Suède, il y a deux fois plus d’arrêts de travail chez les salariés qui travallent en open space que chez ceux qui disposent d’un bureau privé. Chez nous, presque 6 salariés sur 10 se plaignent des incivilités favorisés par l’open space. Ils parlent d ‘impolitesse, d’irrespect et même de violences verbales ou physiques. J’ai été moi même souvent au bord du hurlement pour réclamer le silence.

Face à une telle situation, que faut-il faire ?

Je n’ai pas de réponse. Les souffrances au travail sont terribles. Autour de moi, on me disait : « Déjà tu as un travail, ne te plains pas, pas de stress, prends de la distance, arrête de t’investir, mets toi en arrêt maladie, lâche prise… » Ce qui est mis en question voire en cause, c’est toujours l’individu en souffrance. On n’interroge jamais l’organisation du travail.  Certes il y a les Chsct, les syndicats, mais difficile pour eux d’agir quand c’est tout le système qui disfonctionne.

 

Daniel Laufer,  le Tako tsubo, un chagrin de travail, éditions les Liens qui libèrent, 15 €.