« On est en train d’organiser l'invisibilité de la souffrance au travail », estime Marie Pezé, psychanalyste

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En janvier dernier, la Caisse nationale d’assurance-maladie publiait un rapport faisant état de 10 000 affections psychiques reconnues comme accidents du travail et de 596 maladies professionnelles en 2016. Une hausse significative bien loin de refléter la réalité de la souffrance au travail, selon la psychanalyste Marie Pezé, spécialiste de la santé au travail et François Ruffin, auteur d’une proposition de loi sur le burn out retoquée à l’Assemblée nationale le 1er février dernier. Ils s’exprimaient dans le cadre des petits déjeuners de l’Ajis (Association des journalistes de l’information sociale).

« La souffrance au travail a changé de forme, explique Marie Pezé*. Nous ne sommes plus dans le burn out des années 1970, qui se présentait sous la forme d’un épuisement physique et moral, d’une déshumanisation de la relation et de la perte du sentiment de compétence. Nous sommes aujourd’hui dans une véritable mécanique du chaos, un effondrement somatique qui provoque des Avc, des décompensations de diabète. La violence est si forte qu’elle ne touche plus seulement le psychique mais atteint aussi de manière irrémédiable les organes. »

Interrogé sur les chiffres de la Cnam, le député François Ruffin déplore le faible taux de reconnaissance des victimes de la souffrance au travail qui, selon les experts, seraient entre 200 000 et 400 000.

De plus, comment expliquer qu’il y a beaucoup plus d’accidents du travail que de maladies professionnelles reconnues, alors que les troubles liés au travail devraient logiquement se référer à ces dernières ?

« Simplement parce que les outils administratifs, législatifs et médicaux manquent pour une reconnaissance en maladie professionnelle, déplore Marie Pezé. Faire reconnaître une maladie professionnelle, c’est déclencher une enquête qui va durer entre trois et six mois et qui, dans la quasi majorité des cas, va aboutir à un non-lieu. Quand vous pensez que même les victimes de l’amiante ont été retoquées car elles ne pouvaient pas donner la date exacte de leur contamination ! »

Les avocats ne s’y trompent pas, qui conseillent à leur clients de déclarer un accident du travail, ne souhaitant pas les embarquer dans un parcours du combattant pour obtenir une hypothétique reconnaissance en maladie professionnelle.

« On profite d’un pétage de plomb, qui se produit toujours lorsqu’on est en souffrance au travail, d’une crise de larmes, de l’incident d’une infirmière qui envoit balader son chariot pour déclarer un accident du travail », explique la psychanalyste

Pour François Ruffin, il faut mettre en place des sanctions pour les entreprises qui maltraitent leurs salariés selon le principe du pollueur/ payeur : « Jusqu’à quand l’assurance-maladie devra-t-elle prendre en charge les manquements, voire les stratégies du management ? Comme en ce qui concernent les accidents de la route, lla prévention, c’est la sanction. »

Des indicateurs de bonne conduite, il y en a, estime le député : « La Cnamts pourrait, par exemple, jouer un rôle en croisant les taux d’absentéisme dans les entreprises et la consommation d’anxyolitiques, des résultats riches d’enseignements qui viendraient apporter la preuve que quelque chose ne va pas dans l’entreprise. »

Ce n’est pas la direction prise par le nouveau gouvernement : « Avec les lois travail, on finit d’achever la médecine du travail, dénonce Marie Pezé. Il n’y aura plus désormais qu’une visite médicale des salariés tous les cinq ans. On supprime aussi les Chsct. Alors que la souffrance augmente, on enlève encore des moyens à ceux qui pourraient jouer les tampons contre la violence sociale dans les entreprises. En supprimant les acteurs témoins de cette souffrance au travail, on est en train de construire son invisibilité. »

 

* Marie Pezé est docteure en psychologie, psychanalyste, experte auprès de la cour d’appel de Versailles. Elle a créé la première consultation Souffrance et travail en 1997 au centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre. Il en existe désormais 35.Elle est par ailleurs responsable pédagogique du certificat de spécialisation en psychopathologie du travail qu’a lancé Christophe Dejours en novembre 2008 au Cnam. Elle est également membre fondateur du groupe pluridisciplinaire de réflexion sur la maltraitance au travail.