« Les idéaux de “Sécurité sociale”, de démocratie et de solidarité sont bien loin aujourd'hui »

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Interview de Colette Bec, professeure de sociologie à l’université Paris-Descartes et chercheuse au Cnrs.

 

Pourquoi avoir décidé de consacrer un ouvrage à la Sécurité sociale ?

Je m’intéressais aux politiques sociales depuis longtemps, et j’avais déjà consacré un précédent ouvrage à la question du droit du travail. J’ai souhaité me pencher sur la Sécurité sociale qui, comme le droit du travail, a été créée pour protéger la population. La seconde raison, qui me tenait à cœur, était de faire œuvre de pédagogie et de rendre intelligible notre système de protection sociale. En matière de Sécurité sociale, la situation est complexe, confuse, ubuesque parfois. Les débats, en particulier ceux qui concernent son financement, ont été totalement confisqués par les experts. Ces derniers n’ont qu’une vision gestionnaire de cette institution et un unique objectif, celui d’équilibrer les comptes. Or, il n’y a pas plus politique que les questions du financement et elles concernent les citoyens.

Quelle est la dimension politique de la Sécurité sociale ?

En créant la Sécurité sociale, les hommes de 1945, issus de la Résistance rêvaient d’un nouveau type de société. Et cette idée de progrès transcende les familles politiques : les gaullistes, le Mrp* et la gauche – communiste et non communiste – tombent d’accord sur le fait qu’une démocratie politique réelle est incomplète si elle ne s’accompagne pas d’une démocratie économique et sociale. En bref, la liberté du citoyen ne peut s’exercer que si la « sécurité sociale », entendue comme « sécurité dans la société » est assurée. La Sécu sera donc une pièce maîtresse de cette nouvelle société. Les conditions historiques sont alors réunies. Le patronat est discrédité par la collaboration d’une partie de ses membres. Il n’a pas son mot à dire et doit accepter la nouvelle institution «avec résignation», selon les mots du général de Gaulle. Elle n’est pas une simple extension des assurances sociales qui existaient avant-guerre et se limitaient à protéger les catégories les plus vulnérables du monde du travail, mais un vrai projet global et politique de « solidarisation » de la société

La Sécurité sociale va s’avérer être un instrument de transformation sociale sans précédent ?

En effet, en quelques années, la Sécurité sociale bouleverse radicalement la société française. Le sentiment d’insécurité diminue, la démographie augmente ainsi que l’espérance de vie. Elle va permettre une transformation radicale de la France même si, dès sa mise en œuvre, elle va se heurter à une forte réaction corporatiste : les fonctionnaires, les agriculteurs, les artisans, les cheminots et bien d’autres vont se battre pour conserver leurs régimes. Et puis, très vite, le patronat relève la tête et développe une stratégie pour revenir au système des assurances sociales d’avant-guerre. Il dénonce ce système solidaire et, s’il n’est pas contre un outil de protection des salariés, il souhaite le réserver à ceux qui ont les moyens de le payer. Soixante-dix ans plus tard, le patronat est en train de gagner.

Plébiscitée par les Français, la Sécu est attaquée de toute part. Comment en est-on arrivé là ?

Les politiques n’ont de cesse de se référer au « modèle social de 1945» et de s’en réclamer. Or, chaque réforme de la Sécurité sociale nous en éloigne un peu plus. Pour bien comprendre pourquoi nous en sommes là, il faut bien distinguer la technique de l’objectif de la Sécurité Sociale. Il s’agit tout d’abord d’une technique assurancielle encore majoritaire dans le système de financement, destiné à assurer théoriquement un équilibre entre cotisations et prestations, même si, dès le départ, d’autres sources de financement interviennent. Mais il s’agit aussi d’un objectif politique, solidariser la société. Les experts considèrent aujourd’hui la Sécu seulement sous l’angle de son premier pilier, c’est-à-dire sous un angle purement comptable. Elle ne serait alors qu’un trou que l’on devrait sans cesse colmater. Un puits sans fond que l’on ne parvient pas à combler en raison, d’une part, de l’augmentation d’un chômage de masse qui a entraîné une baisse des cotisations, des mutations démographiques… et d’autre part, à cause d’un système de médecine libérale inflationniste auquel les responsables politiques n’ont jamais osé toucher.

En perdant de vue le sens politique de la Sécu, et en ne l’envisageant que sous l’angle de son financement, l’Etat a perdu la maîtrise politique de la Sécu. Elle n’est plus un sujet de société mais un acteur économique. Elle n’est plus considérée comme un investissement assurant la sécurité pour tous les Français, mais comme un coût.

De quelle époque datez-vous ce tournant ?

L’inflexion débute en 1967, lors de la première réforme des ordonnances de 1945, qui introduit une logique gestionnaire confirmée en 1987 aux Etats généraux de la Sécurité sociale. Philippe Séguin, alors ministre des Affaires sociales, a ce mot incroyable : «Il ne faut pas politiser la Sécu» et enchaîne en détaillant les mesures resctrictives nécessaires pour la «sauver». Pierre Laroque, fondateur de la Sécurité sociale, déclarait lors du cinquantième anniversaire de la Sécu que, à son sens, le plus gros échec de l’institution, ce n’était pas le «trou», mais le manque d’éducation des Français à l’idée même de solidarité. En 1945, confier aux syndicats, et non à l’Etat, la gestion démocratique de la Sécu se voulait une manière d’engager les citoyens à investir cet outil qui était le leur, puisque financé par leurs cotisations. Les syndicats n’ont sans doute pas réussi ce pari. Et déjà, dans les années 1960, Pierre Laroque prédisait qu’un jour les assurés sociaux se rendraient à leur caisse de Sécu comme ils se rendent au guichet d’une banque, simplement pour obtenir leurs remboursements. Il avait raison. Les idéaux de « sécurité sociale », de démocratie et de solidarité sont bien loin aujourd’hui. Pour beaucoup de Français d’ailleurs, la Sécu, c’est simplement l’assurance santé. Ils méconnaissent le fait que celle-ci est composée de quatre branches correspondant aux quatre grands risques de la vie en société.

Quelle est l’avenir de la Sécurité sociale ?

Les dernières mesures du gouvernement – baisser les cotisations – ne vont pas dans le bon sens. Siphonner le financement de la Sécu, c’est entraîner une baisse des prestations et un pas vers plus de privatisation. Les inégalités vont s’accentuer entre ceux qui pourront prendre une mutuelle et les autres. Nous allons assister à une dualisation de la société entre des salariés relativement bien protégés et un continent à la dérive de laissés pour compte dont le nombre ne cesse d’enfler.