Pénurie de médicaments : « Il n’y a pas de véritable politique publique mise en place », alerte l’Académie nationale de pharmacie

Pénurie de médicaments : « Il n’y a pas de véritable politique publique mise en place », alerte l’Académie nationale de pharmacie © 123RF
Pénurie de médicaments : « Il n’y a pas de véritable politique publique mise en place », alerte l’Académie nationale de pharmacie © 123RF

[ENTRETIEN] L’Académie nationale de pharmacie sonne l’alarme. La société savante, régulièrement consultée par les pouvoirs publics et les établissements de référence du secteur pharmaceutique, alerte une nouvelle fois sur la pénurie qui touche aujourd’hui toutes les classes de médicaments, et les suppressions qui surviendront inévitablement cette année. Interview de son vice-président, Bruno Bonnemain.  

Quelle est aujourd’hui l’ampleur de la pénurie de médicaments qui touche la France ?

Pénurie de médicaments : « Il n’y a pas de véritable politique publique mise en place », alerte le vice président de l’Académie nationale de pharmacie, Bruno Bonnemain © DR

Bruno Bonnemain : La situation ne cesse d’empirer… Les derniers chiffres indiquent que cette pénurie s’aggrave d’année en année. Aujourd’hui, toutes les classes de médicaments sont touchées. Parmi celles qui connaissent le plus de problèmes figurent les antibiotiques, les anticancéreux et les anti-inflammatoires… Tout comme en 2022, certains produits devront être supprimés en 2023. Les industriels nous l’ont d’ores et déjà annoncé.

Quelles sont les conséquences pour les patients ?

Bruno Bonnemain : Il est difficile de mesurer les conséquences pour les patients… Toutefois, il est indéniable que ce problème entraîne une véritable perte de chance pour eux. Ces difficultés d’approvisionnement de médicaments génèrent beaucoup d’inquiétude d’une manière générale.

Conseillez-vous aux particuliers de faire des réserves de certains médicaments ?

Bruno Bonnemain : Absolument pas ! A l’échelle des particuliers, effectuer des réserves augmente encore la quantité de médicaments à produire et aggrave donc directement les ruptures. A l’instar de celle qui touche actuellement le paracétamol, principalement causée par ce phénomène de stockage.

Quelles solutions les pharmaciens ont-ils pour essayer de trouver les produits en rupture ?

Bruno Bonnemain : Ils essayent de voir s’il n’y a pas de stocks dans d’autres pharmacies, et ils se mettent également en contact avec l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) pour voir s’il existe d’autres produits qui pourraient se substituer au médicament manquant. Mais c’est loin d’être toujours le cas… Un anticancéreux ne s’arrête pas en plein milieu d’un traitement, par exemple. Qu’ils soient pharmaciens d’officine ou qu’ils exercent à l’hôpital, les professionnels passent énormément de temps à essayer de pallier ces problèmes de rupture. Il ne s’agit pas de quelques heures, mais de beaucoup de temps perdu au détriment d’autres activités importantes. Dans les hôpitaux, cela représenterait l’équivalent d’un poste à temps plein dédié à ce problème d’approvisionnement.

Comment en est-on arrivé à une telle situation ?

Bruno Bonnemain : Ce problème n’est pas nouveau. Il vient notamment du fait que la demande mondiale en termes de médicaments est constamment en hausse. On assiste actuellement à une augmentation de l’ordre de 10 % par an. Or, les capacités de fabrication et de distribution ne sont plus adaptées.

  • Les chaînes de production se sont complexifiées. Autrefois, chaque industriel s’occupait intégralement de la production des produits jusqu’au conditionnement. Or, ce n’est plus du tout le cas. Beaucoup d’étapes sont sous-traitées à l’étranger, y compris celles des principes actifs et des médicaments eux-mêmes. L’écosystème s’est ainsi grandement complexifié, et si un problème survient quelque part, cela a des conséquences sur toute la chaîne.
  • Par ailleurs, cette sous-traitance entraîne beaucoup de rigidité. Les commandes sont faites à l’avance, et il n’est pas possible d’en augmenter le nombre en cours de route. Impossible de ce fait de répondre aux imprévus.
  • La question du prix des médicaments est également en cause. Les produits en rupture sont généralement des médicaments anciens, qui existent en générique. Et leur prix n’a cessé de diminuer depuis des années. Or, il est difficile de demander à des industriels de réinjecter de l’argent dans des produits dont la rentabilité sera nulle. A ce sujet, il y a une vraie contradiction dans la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2023. L’importance de la sauvegarde des produits anciens est clairement précisée. Pourtant, il est indiqué ensuite que le prix de ces médicaments sera encore baissé… Ce n’est pas cohérent.

La guerre en Ukraine amène également d’autres difficultés dans les chaînes de fabrication ?

Bruno Bonnemain : Effectivement, plusieurs phénomènes conjoncturels sont liés à la guerre en Ukraine. L’augmentation des prix de l’énergie entraîne des coûts supplémentaires qui aggravent encore la situation. Et il y a également des difficultés d’approvisionnement quant aux matières premières. Car certains des produits utilisés par l’industrie pharmaceutique proviennent d’Ukraine : l’aluminium pour les blisters, le verre pour les aiguilles d’injection…  

Quelles solutions l’Académie nationale de pharmacie, dont vous êtes le vice-président, préconise-t-elle ?

Bruno Bonnemain : Il est tout d’abord nécessaire de faire des choix. Il ne sera pas possible de régler la situation de tous ces médicaments en même temps. Il faut établir une liste de 150 produits maximum. Nous avons fait des recommandations pour les anticancéreux et nous sommes en train de finaliser une autre liste pour les médicaments destinés aux urgences.

Par ailleurs, au sein de l’Académie nationale de pharmacie, cela fait plusieurs années que nous réclamons la mise en place d’une véritable politique publique.

Le gouvernement n’a pas mis en place de politique publique sur ce sujet ?

Bruno Bonnemain : Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Chaque ministère travaille dans son coin.

  • Le ministère de la Santé a mis en place des groupes de réflexion et de travail sur le sujet. Au niveau du ministère de l’Économie et des Finances, la Direction générale des entreprises (DGE) aide aujourd’hui les entreprises qui veulent relocaliser leurs productions. Et puis l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé est plutôt occupée à résoudre les problèmes à court terme, à gérer les urgences… Mais toutes ces actions sont menées un peu dans le désordre. La coordination doit se faire au plus haut niveau de l’État, par la Première ministre.
  • Elisabeth Borne vient de mettre en place une mission interministérielle sur l’approvisionnement des médicaments. Il y a manifestement une prise de conscience au niveau de l’État. Mais il faut encore qu’il y ait une feuille de route à long terme, qui englobe les problèmes de financement des médicaments, mais aussi les questions environnementales…
  • Il en va de même à l’échelle de l’Union européenne. Jusqu’à présent, il n’y avait pas vraiment de politique globale. Mais l’UE est en réflexion et devrait pouvoir en sortir une en 2024.

Les autorités semblent commencer à s’organiser afin de mettre en place un véritable plan d’action. Mais il va falloir beaucoup de temps pour améliorer la situation.